Le 7 octobre 2019, le gouvernement de Piñera a annoncé l’augmentation du prix du ticket de métro au Chili. Cette réforme a provoqué une mobilisation d’une violence sans précédent depuis la fin de la dictature en 1990. En 2021, le Chili a élu un président de gauche, Gabriel Boric. Comment expliquer un tel retournement politique dans un pays présenté comme un modèle de libéralisme en Amérique latine ?

Le modèle économique hérité de Pinochet

Le Chili, un miracle libéral ?

Revenons sur les années Pinochet pour comprendre le modèle économique (et social ?) chilien. En 1973, Pinochet renverse le président Allende en 1973 avec l’appui de la CIA. Il met alors en place avec l’aide des Chicago Boys, un modèle économique nouveau, ultralibéral. Le gouvernement met en place des coupes budgétaires majeures et une politique d’austérité qui restreint la dette.

Le Chili de Pinochet est donc considéré comme un « miracle économique ». C’est un exemple de succès de libéralisation économique impulsée par le consensus de Washington (1989).

En effet, les chiffres du miracle chilien ont de quoi donner le vertige. Entre 2001 et 2013, la croissance est en moyenne à 4,5% et le Chili est le 2ème PIB/habitant d’Amérique latine en 2019 (derrière l’Uruguay). Sur le plan géopolitique, le Chili est le seul pays d’Amérique latine présent dans l’OCDE, et sa balance commerciale est excédentaire. 

Les causes du succès

Le régime de Pinochet s’est appuyé sur les richesses du sous-sol chilien afin d’entériner son modèle économique. Le Chili est notamment devenu le premier exportateur de cuivre au monde, et le secteur minier représente alors 15% du PIB. Grâce aux bonnes relations du dictateur avec les Etats-Unis, plus de 60 accords de libre-échange sont signés. C’est le début d’une grande ouverture commerciale pour le pays.

Cependant, s’appuyer sur les exportations de matières premières a enfermé le Chili dans une économie primaire. La dépendance au cours du cuivre (la moitié des exportations !) fragilise le pays. De plus, la recherche de la croissance à tout prix a sacrifié des avancées sociales nécessaires.

La croissance sans le développement

Néanmoins, les politiques économiques libérales des années Pinochet ont fait du Chili l’un des pays les plus inégalitaires d’Amérique latine.

Il convient donc de se demander pourquoi le Chili n’est pas devenu un pays développé tel que le Canada ou l’Australie, si la croissance qu’il a connue était si spectaculaire. Pour Milton Friedman, le Chili est l’archétype du miracle lié à la libéralisation économique, mais pour Stiglitz la situation est plus contrastée. En effet, le Chili a dû rétablir le contrôle des flux de capitaux après avoir subi des contrecoups très négatifs à la libéralisation de ces flux dans les années 1970-1980.

Selon Raul Prebisch, le Chili, comme d’autres pays d’Amérique latine tels que l’Argentine ou le Brésil, s’est appauvri par rapport aux autres pays industrialisés. Le Chili aurait alors connu une croissance sans développement qui se serait traduite par des inégalités très marquées (dans les domaines de l’éducation et de la santé par exemple).

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Les problèmes de la société chilienne

Des inégalités criantes

Revenons maintenant aux inégalités dont nous parlions. D’après un rapport de l’OCDE publié en 2019, le Chili serait le deuxième pays de l’OCDE qui ferait le moins de dépense publique. Cette donnée illustre que le libéralisme est roi au Chili, alors même que le pays affiche un coefficient de Gini de 0,5…

Les politiques d’austérité du régime de Pinochet ont accentué les disparités sociales. En 2019, 30% des emplois sont informels, et le Chili est classé deuxième pays le plus inégalitaire de la région après le Brésil. Les inégalités sont telles que les 1% des Chiliens les plus riches représentent le tiers du PIB ! Les aides sociales sont inexistantes : les pensions de retraite sont dérisoires et les études supérieures exorbitantes.

Le journaliste Ricarte Soto définit le Chili comme la « Corée du Nord du capitalisme ». Cette désignation montre bien les problèmes de la société chilienne. L’absence d’un modèle étatique fort depuis la fin de la dictature a permis la conservation du modèle économique ultralibéral et tourné vers l’extraversion voulue par les Chicago Boys. La démocratisation n’a pas permis de réelle amélioration.

L’absence de réforme agraire

Une autre dimension importante des fortes inégalités du modèle chilien réside dans l’absence de réforme agraire. En effet, de nombreux analystes considèrent que l’absence de réelle réforme agraire a empêché les pays d’Amérique latine de décoller, contrairement à leurs homologues asiatiques.

De fait, on a pu observer que la mise en place d’une réforme agraire efficace permet l’essor d’une paysannerie moyenne qui tire la consommation et permet, à plus long terme, à un pays de se développer. Notons par ailleurs qu’à son arrivée au pouvoir en 1973, Pinochet a annulé la réforme agraire qu’Allende comptait mettre en place.

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Les manifestations de 2019

L’explosion de la violence, qui s’est déclarée le 7 octobre 2019, témoigne du mécontentement d’une partie de la population chilienne vis-à-vis de cette situation. Mais elle ne doit pas être analysée comme un fait ponctuel. C’est l’ensemble des politiques mises en place depuis la démocratisation qui doit être remis en question.

Si l’on analyse la politique ultralibérale de Piñera, on peut y percevoir l’intention de mettre sur un même plan l’État et le marché. Ce qui a fonctionné lors de la dictature ne fonctionne plus ; et la vague d’indignation provoquée par « l’état de guerre » (évoqué par le président) et par la répression violente de l’armée lors des manifestations illustre le ras-le-bol des Chiliens. Ces manifestations ont rassemblé des millions d’habitants et ont été soutenues par 75% de la population !

Ce “printemps d’Amérique latine” (primavera latinoamericana) fait écho aux manifestations qui ont engendré les printemps arabes en 2011. Le Chili, comme la Tunisie à l’époque, en est le détonateur. Les manifestations contre le gouvernement libéral de Sebastian Piñera couvaient à cause des 30 ans d’immobilisme politique depuis la fin de la dictature de Pinochet. En 2019, la Constitution chilienne est encore celle rédigée par le dictateur en 1980 ! 

L’élection de Boric, un nouveau pacte social ?

Boric, un leader étudiant devenu président du Chili

En décembre 2021, Gabriel Boric a été élu président de la République du Chili. Pourtant, il ne ressemble pas à l’archétype de l’alternance politique. En effet, il est jeune, de gauche, et un ancien leader étudiant devenu député.

En 2011, des manifestations étudiantes ont eu lieu contre le gouvernement de Michelle Bachelet afin d’obtenir des réductions des frais de scolarité. Parmi les figures étudiantes qui s’illustrent, le jeune Gabriel Boric se fait connaître ! Ensuite, il poursuit une carrière en politique et est élu au Congrès en 2014.

Les élections de 2021 illustrent bien l’explosion de l’immobilisme politique du Chili par la révolte sociale. Aucun des partis traditionnels ne se retrouve au second tour des élections présidentielles ! Le candidat d’extrême droit José Antonio Kast propose un programme fondé sur le passé. Il est anti-progressiste, ultralibéral et contre la nouvelle Constitution. Quant à lui, Gabriel Boric se place en candidat progressiste, qui souhaite mettre l’accent sur les dépenses sociales et la défense des minorités.

La victoire de Boric, à 56% des voix, s’accompagne d’un taux de participation exceptionnel. Cela illustre la repolitisation des Chiliens issue des manifestations de 2019, et leur volonté d’un changement radical.

Une révision constitutionnelle très attendue

L’un des points clés du programme de Gabriel Boric était la révision très attendue de la Constitution chilienne. Celle-ci n’avait pas été changée depuis 1980 ! En effet, il s’agissait encore d’une version rédigée par Pinochet, qui prévoyait une transition pour la fin de son mandat en 1990. 

Afin de la moderniser, Boric a créé une convention pour réviser la Constitution sur la base du dialogue social. La présidente, Elisa Loncon, a été investie au printemps 2022. Dans son discours d’investiture, elle promeut une vision inédite du Chili et de sa Constitution. En mettant en avant les femmes, les peuples indigènes, et la diversité sexuelle, Elisa Loncon donne à voir un avenir social pour le pays.

Cette vision idéaliste se heurte aux difficultés concrètes de faire réduire les inégalités au sein d’un pays. Toutefois, il s’agit d’une impulsion nécessaire après les manifestations.

Un pari réussi ?

Lors de son arrivée au pouvoir, les défis de Boric étaient nombreux. Le premier était celui de sa crédibilité vis-à-vis de la population ainsi que des investisseurs étrangers. La composition du gouvernement a donc été une étape majeure afin de rassurer la droite chilienne. C’est pourquoi il a choisi l’ancien président de la Banque Centrale comme ministre des Finances. En outre, la composition des ministres respecte la parité, symbole du tournant social de Boric. Ainsi, son gouvernement est considéré comme solide et rassure les acteurs financiers.

L’enjeu est donc de trouver un équilibre entre le socialisme et un pragmatisme qui ne sacrifie pas l’économie chilienne. Et le tout dans un climat politique et social encore très polarisé…

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Conclusion

Finalement, la crise de 2019 montre que les décisions politiques devront impliquer la redistribution sociale. C’est le tournant que semble prendre le gouvernement Boric depuis 2022. Ainsi, le modèle chilien met en relief les faiblesses du libéralisme à tout prix.

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