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Voici la suite de l’article sur le sport et la guerre froide. Tu pourras retrouver dans la partie précédente une introduction sur le sujet, mais aussi la première partie, que nous t’invitons à consulter si cela n’est pas déjà fait ! Bonne lecture !

II. Le sport comme un moyen d’ascension sociale et politique à une échelle plus locale

A. Une fabrique à héros

Nombreux sont les sportifs que les deux grands blocs présentent comme sortis de nulle part et devant servir d’exemple aux jeunes de leurs pays. On pense, dans le bloc de l’Est, à des athlètes comme Zátopek pour le demi-fond, Puskás et Lev Yachine pour le football… Ce dernier, seul gardien de but Ballon d’or, apparaît comme un exemple parfait pour le régime soviétique en raison du fait qu’il a effectué toute sa carrière au Dynamo Moscou.

Du côté des Occidentaux, le modèle universitaire US existe aussi en Grande-Bretagne (à Cambridge ou Oxford par exemple). L’accent est mis sur la concurrence (course aux sponsors), les talents individuels et la qualité plutôt que la quantité. À l’Est, c’est l’inverse : on cherche l’effet de masse qui frappe les esprits. Cela convient d’ailleurs à beaucoup de jeunes qui ne s’en seraient pas sortis autrement.

Cette fabrication massive de grands sportifs présente rapidement un problème inévitable. Fabriquer un héros, c’est le sortir du système national, prendre le risque que sa médiatisation se retourne contre le pays qu’il représente. On voit qu’un héros réfractaire peut avoir des conséquences terribles sur l’image que renvoie un pays.

Les JO de 1968 avec le point levé de Smith et Carlos sur le podium pour dénoncer la ségrégation ou bien les discours anti-Vietnam de Cassius Clay illustrent cette tendance pour l’Ouest. Sa conversion à l’islam et son changement de nom en Mohamed Ali accentuent, dans une même mesure, la théorie d’un coup porté au crédit du système américain. À l’Est, le départ au Real Madrid de l’attaquant hongrois Puskás pour la fin de sa carrière semble aussi une certaine remise en cause du système totalisant du bloc de l’Est, mais la répression étant plus féroce à l’Est, il est plus rare de voir des athlètes critiquer le système.

B. Le sport comme un haut-parleur des luttes internes

Dans le prolongement de cette dernière idée, le sport apparaît aussi comme un amplificateur des différentes tensions et luttes qui peuvent exister au sein d’un même bloc. Pour comprendre cela, un petit aparté sur Emil Zátopek est de mise.

Zátopek, considéré comme l’un des plus grands coureurs de tous les temps, a marqué les esprits à la suite de son triplé historique lors des Jeux d’Helsinki en 1952. Il y a remporté successivement le 10 000 mètres, le 5 000 mètres et le marathon (distance qu’il courait pour la première fois) ; une performance qui n’a jamais été reproduite depuis. D’un point de vue de la performance pure, il a été révolutionnaire dans ses méthodes d’entraînement en inventant la course fractionnée, désormais utilisée par une grande majorité des athlètes de haut niveau. Il passe rapidement colonel, soulignant le lien fort qui perdure pendant toute notre période entre le sport et l’armée.

Mais, après la fin de sa carrière, devenu un héros national, il est discrédité pour avoir soutenu les opposants au régime durant le Printemps de Prague, qui prônaient un socialisme à visage humain. Contraint de faire son autocritique, il devient balayeur de rue, puis exerce différents travaux qui minent sa santé, notamment dans des mines d’uranium. Ce sportif est intéressant, car il ne s’inscrivait pas du tout dans les clous de l’entraînement strict prôné en URSS et dans les pays du pacte de Varsovie. Il buvait et fumait jusqu’à la veille des courses et considérait la bière comme une boisson isotonique (contenant la même concentration en particules que le sang). Sa rivalité avec le français Alain Mimoun est restée dans les annales comme une véritable guerre fratricide, pleine de respect mutuel. Elle souligne aussi la possibilité d’une opposition Est-Ouest qui ne soit pas allemande ou entre États-Unis et URSS.

À l’échelle d’une ville, les rivalités entre les clubs de sport peuvent révéler les tensions internes du système

Par exemple, à Belgrade, deux clubs se font face sous domination soviétique : l’Étoile rouge et les Partizan. Alors qu’historiquement, le club de l’Étoile rouge était communiste, il devient progressivement le club des minorités de la ville, pas forcément adhérentes au Parti. Surtout, le club se fédère en opposition avec celui des Partizan, sous l’égide de l’armée et donc avec une dimension politique très marquée.

Enfin, ces luttes internes peuvent exploser devant le monde entier, comme c’est le cas en 1956 à Melbourne, à la veille du soulèvement de Budapest. En finale des JO de water-polo, les athlètes hongrois et russes s’affrontent, alors que la Hongrie a fait part de ses volontés de sécession vis-à-vis de Moscou. Le match occupe toute l’attention en raison de la crise entre Hongrie et URSS. À la fin, selon la Pravda, « la piscine était rouge de sang ». L’affrontement reste dans les annales du sport, la Hongrie l’emporte, mais les troupes soviétiques rétablissent finalement l’ordre en Hongrie même avec l’envoi de l’armée.

C. Le sport et les innovations techniques

Le dopage

L’idée première qui vient quand on parle d’innovation dans le sport pendant la guerre froide est évidemment la présence du dopage massif.

À Berlin-Est, il y a un Institut central de médecine sportive, qui emploie 2 000 personnes (appelé à l’Ouest « le ministère du dopage »). L’étude des chiffres en dit long sur les talents des chercheurs de cet institut. La RDA participe pour la première fois aux Jeux à Melbourne en 1956 et remporte une médaille. Huit ans plus tard, à Tokyo, l’Allemagne de l’Est rafle quatre médailles. Puis, les chiffres augmentent violemment, avec 25 médailles à Mexico en 1968, 66 à Munich en 1972, 90 à Montréal en 1976 et comme point d’orgue, les Jeux olympiques de 1980 à Moscou où la RDA rafle 125 médailles.

Ce dopage organisé pendant les JO laisse régulièrement des séquelles psychologiques graves aux athlètes, notamment féminines, dopées à la testostérone. Elles finissent parfois par changer de sexe, comme Heidi/Andreas Krieger, une athlète allemande, spécialiste du lancer de poids qui a remporté les Championnats d’Europe d’athlétisme en 1986. Née femme, elle prit à son insu des anabolisants et des hormones masculines au point d’engendrer chez elle de lourds troubles psychologiques, car elle ne parvenait plus à s’accepter en tant que femme. Elle finit par changer de sexe.

Mais ce dopage ne se limite pas aux pays de l’Est. Les soupçons sont aussi nombreux en RDA et surtout aux États-Unis. Le Comité olympique américain a reconnu en 2003 que, depuis les années 1980, 24 athlètes ont gagné des médailles olympiques après un contrôle positif laissé sans suite.

Les innovations technologiques : l’exemple des crampons Adidas

Mais ces innovations peuvent aussi toucher à la performance pure, notamment à travers la recherche de l’équipement le plus performant. L’exemple le plus flagrant reste sans doute la finale de la Coupe du Monde 1954 entre la Hongrie et la RDA. L’équipe de Hongrie, invaincue depuis plus de 30 matchs, est la favorite de la rencontre et commence à son avantage avec deux buts inscrits dans les dix premières minutes.

Cependant, on assiste à un retour inattendu de l’équipe d’Allemagne, notamment dû à l’utilisation pour la première fois de crampons par la RDA lors d’une rencontre de football, d’autant plus importante que le match se dispute sous la pluie. Cette victoire, considérée « injuste » par une grande partie de l’opinion, a un retentissement symbolique fort puisqu’elle incarne une forme de renouveau politique, économique et identitaire pour l’Allemagne de l’Ouest qui peine à panser les plaies de la guerre précédente. D’un point de vue de l‘économie du sport, cette utilisation des crampons marque l’arrivée des crampons, c’est aussi le moment qui entérine le rapide essor d’Adidas.

III. Le sport comme enjeu international et diplomatique de la guerre froide

A. Une nouvelle guerre USA-URSS à travers les Jeux

Les Jeux olympiques qui, on l’a dit, font office de grand-messe du sport mondial, apparaissent comme un terrain d’affrontement privilégié entre les deux grands. La course aux médailles qu’ils se livrent tous les quatre ans est bien plus que proprement symbolique. À Rome en 1960, les USA en remportent 103 contre 71 pour les Soviétiques ; à Munich en 1972, 99 contre 91 ; à Montréal en 1976, 125 contre 94. Cette course prend fin aux Jeux de Moscou en 80, où les Soviétiques remportent 195 médailles, fortement aidés par le boycott des États-Unis. Quatre ans plus tard, la situation se reproduit symétriquement aux Jeux de Los Angeles, boycottés par les Russes et qui voient les Américains remporter 174 médailles.

B. Le sport comme incarnation d’une idéologie

Les deux pays se gargarisent de leurs succès respectifs et les nombreux triomphes de l’Union soviétique permettent à la Pravda d’écrire en 1972 que « les grandes victoires de l’Union soviétique et des pays-frères constituent la preuve éclatante que le socialisme est le système le mieux adapté à l’accomplissement physique et spirituel de l’homme ».

Alors qu’organiser et remporter un évènement sportif majeur apparaît comme une véritable confirmation du bien-fondé de la politique et de l’idéologie du camp vainqueur, un outil majeur de désapprobation peut, comme évoqué plus haut, être le boycott. En effet, puisque le sport est une tribune, la non-participation est une mesure de dénonciation. Alors que les Jeux de Moscou sont boycottés par 58 pays, ceux de Los Angeles seront snobés par 17 pays. Cette politique de la chaise vide, commencée à Melbourne en 1956 et se poursuivant aux JO de Montréal en 1976 (boycott de 22 pays africains parce que la Nouvelle-Zélande est allée jouer au rugby en Afrique du Sud), a culminé aux JO de Moscou de 1980 (Armée rouge en Afghanistan) et aux JO de Los Angeles de 1984.

Les failles pointées lors des évènements sportifs se révèlent aussi à l’échelle individuelle. Nombreux sont les sportifs qui utilisent ces grands rendez-vous internationaux pour s’enfuir des pays du bloc de l’Est. On compte dans ce cas une soixantaine de sportifs hongrois après les Jeux de Melbourne. Quant aux sportifs qui fuient la RDA, il y en aurait au moins 615. Ils furent surnommés les « traîtres du sport » par le ministère de la Sécurité d’État (dit la Stasi).

C. Un moyen de faire la paix ? La diplomatie du ping-pong

Enfin, le sport apparaît souvent comme un redoutable moyen de conclure des alliances, de renouer des liens diplomatiques, voire de faire la paix. L’exemple le plus éloquent est sans doute celui de la diplomatie du ping-pong dans les années 1970. Dans le cadre d’une réouverture des relations entre les États-Unis et la Chine, alors que les liens étaient rompus depuis deux décennies, les deux gouvernements décident de se rencontrer.

Le rendez-vous a lieu à l’occasion de la 31ᵉ édition des Championnats du monde de tennis de table au Japon. Ces championnats apparaissent comme un prétexte à rétablir le contact, à l’instar de l’expression chinoise : « L’amitié d’abord, la compétition après. » Cette forme de diplomatie connaît une véritable renommée et reste symbolique dans le temps, en témoigne sa présence dans le film à succès de Robert Zemeckis, Forrest Gump.

Conclusion

Ainsi, le sport est un enjeu majeur, bien que souvent sous-estimé, de la guerre froide. D’abord, le sport s’incarne à l’échelle individuelle comme un loisir, une activité de masse que les deux grands invitent, avec plus ou moins de nuance, à pratiquer. En effet, le sport apparaît aussi comme une incarnation vivante de l’idéologie des deux blocs, chaque bloc veut faire grandir le héros de demain. Pourtant, le sport n’a rien de mathématique et c’est bien ce qui fait toute sa dramaturgie. Il n’a rien d’une science exacte, les favoris sont souvent vaincus et des outsiders s’imposent. Cette imprévisibilité du sport est pourtant ce que les deux blocs ont essayé de faire mourir avec les usines à champions.

On comprend dès lors l’engouement qui a pu naître à l’échelle mondiale pour les champions qui n’appartenaient à aucun des blocs, qui semblaient sortir de nulle part. Quel meilleur exemple alors que Pelé, surnommé le roi du foot, triple vainqueur de la Coupe du monde, sorti des bidonvilles de Rio, et qui prit soin de ne jamais s’exprimer publiquement au cours de la guerre froide ? Le fait qu’il soit grand ambassadeur de l’ONU et de l’UNESCO montre bien qu’un sportif peut exister en dehors des deux blocs et sa parole peut alors en être décuplée.