L'industrialisation n'est plus un phénomène nécessaire au développement

Le but de cet article est de prolonger le chapitre « Les transformations des structures économiques, sociales et démographiques depuis le XIXᵉ siècle » et en particulier la partie dédiée au phénomène de désindustrialisation. L’idée est la suivante : alors que le programme a tendance à insister sur la description de ce phénomène (approche positive), de ses conséquences (approche normative) ainsi que sur ses récentes mutations (l’émergence d’une société alliant industrie et services, cf. l’économie quaternaire chez Levitt dans « Everybody is in services » paru en 1972), il va s’agir d’apporter des arguments supplémentaires qui permettent de nuancer, d’une part, la gravité de la désindustrialisation, et d’autre part, l’importance de l’industrie au sein de la mondialisation contemporaine.

Les idées qui apparaissent dans cet article sont en partie tirées de l’ouvrage Le Pouvoir de la destruction créatrice de Philippe Aghion et ses co-auteurs, paru en 2020. D’ailleurs, si tu veux lire un autre article basé sur cet ouvrage, qui explique en quoi la stagnation séculaire n’est pas inéluctable, c’est par ici.

La désindustrialisation : une fatalité à craindre ?

Depuis de nombreuses années, les PDEM connaissent un recul de la place de leur industrie (secteur II) dû au processus que l’on nomme aujourd’hui communément désindustrialisation. Or, cette désindustrialisation, vue par certains comme une fatalité, un mal qui frapperait certaines économies, ne serait peut-être qu’un phénomène naturel auquel toute économie développée se retrouverait confrontée à un moment donné.

C’est l’idée que développe Simon Kuznets dans « Modern economic growth: Findings and Reflections », discours d’acceptation du prix Nobel prononcé en 1971, ensuite publié dans l’AER en 1973, lorsqu’il nomme le troisième fait portant son nom. À savoir que le changement structurel se caractérise par un processus immuable : d’abord, une transition de l’agriculture vers l’industrie, puis une transition de l’industrie vers les services. Ainsi, alors que sous Napoléon, deux actifs français sur trois travaillaient dans l’agriculture, en 2018, plus de trois quarts des actifs travaillent dans les services. Il semble donc que la désindustrialisation soit bel et bien une fatalité, le processus de développement impliquant nécessairement un recul de l’industrie au profit des services. Mais un tel phénomène serait-il à craindre ?

Certains voient dans le processus d’industrialisation une voie nécessaire pour tout pays souhaitant connaître le développement, faisant du processus décrit par Kuznets une fatalité qu’il faudrait redouter puisque le recul de l’industrie serait délétère pour le développement d’un pays. À ce titre, Rostow dans The Stages of Economic Growth paru en 1960, nomme cinq phases qui constituent les voies nécessaires par lesquelles toute économie passe pour entamer un processus d’entrée dans la croissance.

Les économies se trouvent initialement dans un stade de développement initial assimilable à une société traditionnelle. C’est ainsi la contrainte malthusienne qui règne dans une telle société avec une croissance bornée par la démographie. En effet, une augmentation de la démographie conduit à davantage exploiter les terres disponibles pour produire suffisamment de denrées alimentaires. Or, d’après le principe de la terre marginale de Malthus et Ricardo, à mesure que l’on défriche des terres pour les mettre en exploitation, ces dernières sont de moins en moins productives. Ainsi, le fait d’exploiter de nouvelles terres disponibles conduit à une augmentation du prix des ressources agricoles. Dès lors, comme la main-d’œuvre est rémunérée au salaire de subsistance, ce dernier augmente sous l’effet de l’inflation agricole. Il en résulte une réduction des profits et donc de l’épargne, ce qui réduit l’investissement : c’est l’atteinte de l’état stationnaire.

La deuxième phase est une phase de transition, nommée conditions préalables au décollage, qui ne sont autres que la nécessité pour un pays d’avoir des infrastructures, de développer ses techniques de production agricoles et de laisser croître l’esprit entrepreneurial pour atteindre la troisième phase.

Celle-ci, la phase dite de décollage, se caractérise par un développement institutionnel ainsi qu’un accroissement des investissements dans l’industrie et l’émergence d’un leading sector qui porte la croissance. Dans cette phase, l’investissement doit passer de 5 % à 10 % du PNB.

Suit la marche vers la maturité, quatrième phase du processus, qui conduit à un accroissement de l’investissement encore plus important (de 10 % à 20 % du PNB) ainsi qu’au développement d’un nouveau leading sector qui remplace l’ancien (passage des chemins de fer à l’automobile au XXᵉ siècle par exemple).

Enfin, c’est l’entrée dans l’ère de consommation de masse qui clôt ce processus global d’entrée dans la croissance et qui se caractérise par une moyennisation et une tertiarisation de la société.

Ainsi, l’industrialisation semble nécessaire à tout pays souhaitant connaître le développement et le processus inéluctable décrit par Simon Kuznets serait à craindre. Est-ce avéré ?

Un constat à relativiser

Il semble intéressant de se pencher sur les vertus d’une économie de services et donc sur la nouvelle possibilité pour les pays de se développer sans forcément s’industrialiser comme les PDEM l’ont fait au XIXᵉ siècle, ce processus pouvant être long, coûteux et polluant. À ce titre, se pencher sur le cas du Ghana est pertinent.

Depuis 2010, le Ghana connaît un taux de croissance annuel du PIB élevé, qui atteint par exemple 11 % en 2011. Or, à la fin des années 2000 et au début des années 2010, c’est avant tout le secteur des services qui a pris de l’ampleur au Ghana. Pour autant, une telle trajectoire de développement n’aurait sans doute pas été possible au cours des années 1960. Pourquoi le Ghana améliore-t-il ses performances économiques dans les années 2000 par rapport aux années 1960 ? Une différence majeure tient au développement accru de la mondialisation au cours des dernières années. Ainsi, la division internationale du processus productif (Lassudrie-Duchêne, 1982) qui l’accompagne permet aux pays producteurs de services d’importer davantage de biens industriels et, en retour, d’exporter un certain nombre de services couplés avec des biens.

À ce titre, comme développé par Levitt dans « Everybody is in services » en 1972, le modèle d’une économie dite quaternaire, où industrie et services se confondent au sein d’un nouveau mode de production, semble devenir un modèle viable de développement. En effet, l’industrie prend en réalité un nouveau visage en s’appuyant dorénavant sur les activités de services pour développer son activité, comme en témoigne le fait que, d’après l’Insee en 2016, dans le secteur de l’industrie, 44 % des emplois renvoient à une fonction de production et 56 % à une fonction de services.

Conclusion

Deux constats découlent d’une telle analyse. Tout d’abord, dans le nouveau contexte mondialisé, l’industrie n’est plus une voie nécessaire et privilégiée pour l’atteinte du développement, les services en sont aussi devenus une, en témoigne l’exemple du Ghana, ce qui est une bonne nouvelle au regard du réchauffement climatique car rappelons-le, l’industrialisation est énergivore. Symétriquement, la désindustrialisation que vivent les PDEM depuis quelques années n’est pas à craindre car l’industrie ne fait en réalité que prendre un nouveau visage en se mêlant de plus en plus aux services.

Pour compléter le sujet, tu peux consulter cette excellente copie, auréolée d’un 20/20 à Ecricome sur le sujet : « L’industrialisation est-elle la clé du développement économique ? »