J’ai commencé à vous en parler dans l’article sur le scandale lié à l’effondrement du fonds spéculatif LTCM : les trop souvent méconnues dérives de la finance dérégulée des années 1990. Et si je n’ai que seulement commencé à vous en parler, c’est parce que la fête n’est pas finie. En effet, un deuxième scandale d’ampleur, qui empiète sur le XXIe siècle, vient compléter notre histoire, résolument américaine.

C’est l’histoire d’une faillite (encore) : cette fois, de la 7e entreprise américaine en termes de capitalisation boursière en 2000, qui s’est désintégrée en un éclair – capitalisation boursière qui correspond au volume d’actions en circulation de l’entreprise cotée multiplié par le prix unitaire de ces actions. Cette entreprise, c’est Enron. Et si cette faillite fut un véritable scandale qui secoua Wall Street en son cœur et ébranla la finance mondiale, c’est parce qu’Enron réussit à tromper les régulateurs pendant des années avec une fraude financière d’envergure.

Si le scandale est intéressant à étudier, c’est qu’il est symptomatique des effets pervers d’une dérèglementation aveugle des marchés et des dérives potentielles de la gouvernance actionnariale. Alors rentrons dans le vif du sujet !

Enron : un modèle d’innovation…

Issue d’une fusion entre deux entreprises américaines du secteur du gaz naturel en 1985, Enron se tourna vers le trading d’énergie (électricité et gaz) sous l’impulsion du PDG de l’entreprise : Kenneth Lay. Celui-ci, ancien sous-secrétaire à l’énergie sous Reagan et proche de Bush père et fils, profita de la dérégulation des marchés de l’énergie, aux Etats-Unis, mais aussi au Royaume-Uni ou encore en Scandinavie, pour faire du profit. En effet, Enron considéra l’électricité et le gaz comme des produits financiers et proposa une large gamme de produits dérivés à ses clients. Par la suite, Enron profitera également de la dérégulation des marchés des télécommunications et finira même par ouvrir sa plateforme de trading en ligne en 1999 : Enron Online.

La valorisation boursière de l’entreprise augmente de 90% chaque année. Le chiffre d’affaire de la boîte passe d’à-peu-près 10 milliards en 1995 à plus de 100 milliards en 2000, avec 95% de ce chiffre provenant des activités de trading. La revue Fortune nomme même Enron : “entreprise la plus innovante des Etats-Unis” 6 années de suite, de 1996 à 2001.

La star de la nouvelle économie, ce pan de l’économie engendré par les innovations de la 3e révolution industrielle de 1980, affiche des chiffres mirobolants, mais pas affolants, du moins pour les investisseurs et analystes financiers. Pourtant, Goldman Sachs, dont le nombre de salariés était à peu près similaire à celui d’Enron à l’époque, avait un chiffre d’affaire près de 3 fois plus faible que celui de l’entreprise de Kenneth Lay… de quoi se poser des questions.

… comptable et financière

Cela dit, bien que le slogan d’Enron était ironiquement « Ask Why », la seule personne à se poser des questions fut Bethany McLean, analyste devenue journaliste, qui soulignait en 2001 dans la même revue Fortune qu’Enron était une “boîte noire” (des propres mots d’un analyste qu’elle interrogea et qui recommandait l’action Enron), manquant clairement de transparence, vis-à-vis de ses comptes, mais aussi de la part des dirigeants. Elle mit en garde contre l’endettement grandissant de l’entreprise. Peu importe, 13 analystes sur 18 recommandent l’achat d’actions de la firme la plus innovante des Etats-Unis, et l’article n’obtient que peu de visibilité. Kenneth Lay est accueilli à Washington par le président Bush fils et conseille le gouvernement sur sa politique énergétique. Après tout, Enron n’a-t-elle pas fortement contribué au financement de la campagne présidentielle du candidat George W. Bush ?

Je dope mes revenus…

En réalité, Bethany McLean voyait juste. Et si Enron était innovante, c’était notamment en méthodes comptables frauduleuses. L’une de ces méthodes était fondée sur le mark-to-market (MTM). Le MTM est venu se substituer aux méthodes comptables traditionnelles et cette transition fut approuvée chez Enron par la Securities and Exchange Commission (SEC), le régulateur boursier américain, en 1992. Cette méthode permet de valoriser l’actif et le passif d’une entreprise à leur “juste valeur” (fair value) et non à leur valeur historique (contractuelle) comme c’était le cas traditionnellement. Cette méthode était utilisée dans la finance mais ne l’était pas encore dans l’économie réelle, et pour cause : son application, qui vise à rapprocher la valeur comptable d’une entreprise de sa valeur de marché, est critiquable, puisqu’il n’y a pas forcément de lien entre ces deux valeurs.

Mais le vrai problème, c’est qu’Enron profita du flou autour de la signification de ce qu’est exactement la “juste valeur” (qui n’est pas forcément la valeur de marché si le marché n’existe pas encore ou est inactif) pour doper artificiellement ses bénéfices et in fine le cours du titre Enron en considérant que la juste valeur de ses actifs était celle que la firme texane anticipait.

Par exemple, Enron décida d’investir dans le secteur émergent de la VOD (vidéo à la demande). Un choix a priori risqué, mais pourquoi s’inquiéter quand les chiffres démontrent un succès grandiloquent ? En effet, la firme inscrivait dans ses comptes la valeur anticipée de ces nouveaux actifs en fonction de la croissance prévue du marché de la VOD, ce qui accrut artificiellement la rentabilité d’Enron.

… et je cache mes actifs toxiques

Le pendant de cette méthode pour un gonflement optimal du résultat net d’Enron était l’utilisation de nombreuses entités légales pour faire disparaître les mauvais investissements de la firme de ses comptes et ses nombreuses dettes. En effet, lorsqu’un investissement ne s’avérait pas aussi rentable que prévu, plutôt que d’inscrire la perte dans ses comptes, Enron transférait l’actif vers un véhicule créé sur-mesure pour jouer ce rôle. Ainsi, Enron se débarrassait de ses activités non profitables et conservait un résultat net anormalement élevé.

Ces entités légales, qu’on appelle des special purpose vehicles (SPV) ou special purpose entities (SPE) sont créées par Enron, le “sponsor”, qui les capitalise avec des actions de la société, dont la valeur augmente constamment. En échange, le SPV, qui se finance par emprunt auprès d’une banque, en utilisant l’action Enron comme collatéral, paye l’entreprise de Kenneth Lay en cash. Le SPV couvre ensuite un actif toxique d’Enron qui le sort ainsi de son bilan.

Un colosse aux pieds d’argile

Mais pour Enron qui détenait des positions risquées dans le secteur des NTIC, les choses commencent à se corser lorsque la bulle internet éclate en mars 2000. Kenneth Ley démissionne du poste de CEO début 2001, mais Skilling, le nouveau CEO, lui laisse à nouveau la place à l’été 2001 pour “convenances personnelles”. Le cours de l’action connaît alors une première chute de 18%. En octobre 2001, Enron annonce son premier résultat net trimestriel négatif depuis 4 ans. Peu de temps après, la SEC ouvre une enquête sur les pratiques comptables d’Enron. La firme révèle ensuite avoir perdu plus d’1 milliard de dollars de fonds propres à cause de pertes occasionnées par deux entités dirigées par le directeur financier d’Enron, renvoyé quelques jours après.

Le mystère entourant ces entités, la stupéfaction et la peur qui gagnent alors le monde de la finance entraînent le cours de l’action dans une inexorable chute. Or, ces actions sont utilisées comme garanties pour les prêts réalisés par les SPV auprès des banques, ce qui provoqua un effet boule-de-neige s’achevant par la chute de la firme. En décembre, le géant Enron, en situation d’illiquidité, fait faillite et dépose le bilan, même si, la veille encore, Goldman Sachs qualifiait la firme texane de « still the best of the best ».

Cette chute fulgurante et spectaculaire provoqua un séisme dans le monde de la finance. La faillite d’Enron, avec 63 milliards de dollars d’actifs, était alors la plus importante jamais survenue dans l’histoire. Un nombre inégalé d’enquêtes officielles, de procès et de réactions dans la presse mondiale suivirent l’effondrement du colosse aux pieds d’argile. Les enquêtes révèleront notamment que Kenneth Lay avait vendu au total pour 300 millions de dollars d’actions, tout en incitant ses salariés à en acheter. Skilling de son côté, en avait vendu pour 200 millions de dollars. En tout, ce sont 29 cadres dirigeants d’Enron qui seront soupçonnés de délit d’initié.

En parallèle, 27 000 salariés sont licenciés, et perdent au total plus d’1 milliard de dollars d’épargne, censée financer leur retraite, dans le système par capitalisation américain. Au total, ce sont près de 50 000 petits actionnaires qui auront perdu une partie ou l’entièreté de leurs économies, placée dans des actions Enron via des fonds de pension. La somme totale perdue par les actionnaires d’Enron dans les 4 années menant à sa banqueroute, elle, avoisine les 74 milliards de dollars.

Les conséquences judiciaires et règlementaires

De nombreux experts financiers et juridiques ont considéré que la fraude d’Enron n’aurait jamais pu avoir lieu sans aide extérieure. La SEC, les agences de notation et les banques d’investissement ont toutes été accusées d’avoir rendu possible cette fraude, par négligence voire par duperie.

Après son enquête, le Sénat américain considéra que la SEC était fautive sur son catastrophique échec de supervision et que le moindre examen des comptes d’Enron à partir de 1997 aurait permis de sonner l’alarme et de prévenir les énormes pertes supportées par les investisseurs et les salariés.

Les agences de notation ont été accusées d’incapacité à réaliser une due diligence (un audit financier) fiable avant de noter les obligations d’Enron, même lorsque sa faillite approchait. Les banques d’investissement, elles, ont été accusées d’aider Enron à obtenir des évaluations positives de la part de leurs analystes financiers, qui ont apporté des milliards de dollars de financements à l’entreprise, en échange de millions de dollars de paiement pour leurs services.

Quoi qu’il en soit, aucune banque ou agence de notation ne sera poursuivie. Après tout, elles ne garantissent à personne de ne jamais se tromper dans leurs analyses (rhétorique qui sera également utilisée par les agences de notation lors de la crise des subprimes). Kenneth Lay, de son côté, mourra d’une crise cardiaque peu avant le verdict de son procès où il risquait jusqu’à 165 années de prison. Skilling, lui, sera condamné à 24 ans de prison en 2006 mais n’en purgera finalement que 12.

Le cas d’Arthur Andersen

Le cabinet d’audit Arthur Andersen, devenu Andersen en 2001, a joué un rôle majeur dans la fraude d’Enron. Le membre du Big Five (les 5 plus gros cabinets d’audit dans le monde) auditait les comptes de la firme texane et apposait son sceau d’approbation sur les rapports d’Enron bien qu’Andersen savait probablement que la société pratiquait des méthodes comptables frauduleuses. L’intérêt du cabinet d’audit était de conserver l’entreprise dans sa clientèle afin d’être choisi par Enron pour réaliser des missions de conseil, plus rémunératrices.

Andersen détruisit plus d’une tonne de documents concernant Enron lorsque la SEC lança son enquête. Toute la branche américaine du cabinet, à la renommée mondiale, fut condamnée pour obstruction à la justice. Sa réputation et sa crédibilité se retrouva entièrement ternie et ses clients rompirent leurs contrats un à un. Le cabinet d’audit s’effondra et fut démantelé en 2002. Ses différents bureaux furent rachetés par les anciens du Big Five, devenu le Big Four qu’on connaît aujourd’hui : Deloitte, PwC, Ernst and Young, et KPMG. Notons qu’en 2005, la condamnation d’Andersen fut annulée par la Cour suprême.

Le Sarbanes-Oxley Act

A la suite du scandale, le Sarbanes-Oxley Act fut voté en 2002 pour criminaliser la falsification et la manipulation de documents comptables et forcer les entreprises à faire preuve de davantage de transparence, notamment sur l’état de leurs comptes. La loi force également les directeurs financiers et les PDG à signer les comptes et rapports financiers de leur entreprise. Elle interdit aussi un cabinet d’audit de cumuler missions d’audit et de conseil pour un même client afin de limiter les conflits d’intérêt. De plus, le Sarbanes-Oxley Act impose de nouvelles obligations d’information des actionnaires par les dirigeants d’entreprise. Les conseils d’administration, de leur côté, gagnent en indépendance et se voient imposer davantage de responsabilités. On considère dorénavant que leur rôle est notamment de surveiller les dirigeants de l’entreprise, de remplacer les maillons faibles, et de vérifier le travail effectué par les cabinets d’audit.

Par ailleurs, les standards comptables furent accrus avec les normes internationales IAS IFRS, plus rigoureuses et contraignantes que celles existantes auparavant.

Pour conclure

Le moins qu’on puisse dire est que le scandale d’Enron fit grand bruit, et pour cause : il révéla au grand jour le manque de transparence du monde de la finance, les dérives d’un capitalisme sauvage où la seule motivation serait le gain financier, et les faiblesses des outils de supervision financière mis en place par les pouvoirs publics. Les agents économiques découvrirent avec inquiétude qu’ils pouvaient, sans s’en rendre compte, se faire duper par l’assurance de quelques hommes cupides.

En débat, on retrouve la question de l’efficacité des stock-options : ces options d’achat d’actions de l’entreprise employeuse proposées par les actionnaires aux dirigeants salariés de l’entreprise. Ces options d’achat les incitent à gonfler le cours de l’action de leur entreprise pour accroître leur revenu, plutôt que de se concentrer sur la performance réelle de l’entreprise. Au-delà, c’est le modèle shareholder et la pertinence de la gouvernance actionnariale qui est questionnée, étant donné que les éléments de contrôle des dirigeants que sont le Conseil d’administration et l’Assemblée générale des actionnaires furent incapables de déceler la moindre fraude, ou pire, complices.

Enfin, c’est plus généralement la question de la rationalité des agents qui se pose. Cela dit, pour les défenseurs de l’efficacité des marchés, plus orthodoxes, le problème ne vient pas des agents mais du manque de transparence de l’information. Il ne s’agit donc pas de remettre en cause la rationalité de notre homo oeconomicus, mais de favoriser cette transparence, ce que fait le Sarbanes-Oxley Act.