Pourquoi vous proposer un tel sujet ?

Ce type de sujet entre tout à fait dans la catégorie des sujets qui peuvent être proposés par HEC ou ESSEC/EDHEC.

1) Tout d’abord, c’est un sujet dont l’intitulé laisse une large place à l’interprétation : c’est au candidat de construire le sens et la problématique car ils ne « sautent pas aux yeux »… Ce qui va immanquablement provoquer le fameux brouhaha de frayeur dans la salle et le « my god ! C’est quoi ce sujet ?! » une fois le libellé découvert. C’est typiquement l’effet recherché par ceux qui conçoivent les sujets pour ces écoles : celui de vous décontenancer devant la forme du sujet.

2) D’autre part, la particularité de ce sujet est qu’il mêle deux notions : l’une que vos aînés ont traitée en 2017, « la parole », l’autre que vous avez étudiée avec acharnement cette année. Alors, ne vous en faites pas, comme la grande majorité de vos camarades (sauf les quelques bicarrés…), vos connaissances sur le thème de la parole ne sont normalement pas terribles. Encore une fois, ce que recherchent les correcteurs, ce n’est pas une érudition parfaite sur ce thème, mais votre capacité à vous distinguer des autres candidats, c’est-à-dire à vous dépatouiller mieux que les autres avec quelque chose de difficile pour tout le monde.

3) Le dernier aspect de ce sujet, et qui le rend tout à fait « HEC potentiel », c’est à la fois son côté poétique et sa référence littéraire implicite. C’est un sujet qui distingue les candidats d’emblée et les classe entre ceux qui saisissent cette référence, et qui ont la culture exigée par l’école, et ceux qui ne la distinguent pas. C’est tout à fait injuste, ce ne sont pas vos capacités intellectuelles qui sont jugées, mais seulement votre culture. Toutefois, il ne faut pas non plus s’imaginer que cela est décisif : si votre devoir est bien traité par ailleurs, vous aurez une bonne note, même si ce sujet ne vous rappelle pas le titre d’un roman ou d’un film…

Quelques éléments d’analyse

La référence du titre

Tout d’abord, pour montrer que vous êtes un être extrêmement distingué et érudit, vous devez reconnaître la référence littéraire implicite de ce sujet. Il s’agit bien entendu d’un pastiche du célèbre recueil de poésie de Verlaine, intitulé Romances sans paroles. Mieux encore serait de savoir pourquoi Verlaine a intitulé ainsi son recueil… et de l’exploiter pour l’analyse du sujet !

Les deux thèmes

Ce sujet est au croisement de deux thèmes : celui de la « mémoire » et celui de la « parole ». Il faut ainsi, d’ores et déjà, essayer de faire la liste des références que vous avez étudiées cette année et qui ont traité, plus ou moins lointainement, du lien entre ces deux notions, voire de l’écriture.

Analyse du titre

Déjà, la présence du « sans » doit vous préoccuper : c’est ce mot qui va vous permettre de formuler une problématique synthétique. Il faudra ensuite vous poser une série de questions, et tenter de les synthétiser en une seule : qu’est-ce qu’une mémoire « sans parole » ? S’il existe une mémoire sans parole, de quoi est-elle composée ? La parole est-elle nécessaire à la formation de la mémoire ?

Problématique

On s’approche petit à petit d’une problématique… Nous voyons que l’ensemble des questions que nous avons posées précédemment nous mène à l’idée de savoir si la parole est une condition de l’existence de la mémoire. Ainsi, la problématique pourrait être formulée de la manière suivante : la parole est-elle une condition de la possibilité de la mémoire ?

Afin de répondre à cette question, il va falloir commencer à définir et à distinguer les deux notions principales du sujet : c’est ce qui va faire la valeur ajoutée de votre copie, et vous permettre de construire un plan original. Il faut ainsi préciser de quelle parole nous parlons, et à quelle mémoire nous faisons allusion. Toutes les formes de mémoires requièrent-elles l’existence de la parole ? Nous n’avons eu de cesse de distinguer différents types de mémoires tout au long de l’année : la mémoire individuelle, la mémoire collective, la mémoire-image et la mémoire-habitude (Bergson), etc. De même, qu’est-ce que la parole ? Est-elle seulement orale ou peut-elle être écrite ? Les animaux ont une mémoire, et pourtant ils n’ont pas de parole, etc.

Plan détaillé

I – La parole, une condition épistémologique de la mémoire individuelle

  • Dans un premier temps, nous allons poser l’idée que la parole est nécessaire à la connaissance et qu’ainsi, elle est nécessaire à la formation de la mémoire individuelle. En d’autres termes, point de capacité à connaître sans parole, et donc point de mémoire individuelle.
  • Je vous propose de jeter un coup d’œil à des auteurs comme Locke.
  • Voir l’article ici : John Locke – La mémoire comme fondement de l’identité personnelle.

II – La parole, une condition sociale de la mémoire collective

Dans un second temps, nous allons montrer que cette nécessité de la parole pour la formation de la mémoire n’est pas valable uniquement pour l’échelle individuelle, mais aussi pour l’échelle collective.

1) Pour faire le lien entre la parole comme condition de la mémoire individuelle et comme condition de la mémoire collective, rien de mieux que de faire appel à la référence suivante : Halbwachs, La mémoire collective.

Halbwachs explique que la mémoire collective se forme en déformant la mémoire individuelle : la raison collective déforme les souvenirs individuels pour qu’ils soient conformes à l’idéologie de son temps.

Pour que cette déformation puisse avoir lieu, il faut pouvoir faire usage de la parole : c’est le moyen utilisé par la société pour former une mémoire collective.

2) Il faudra tout d’abord montrer que l’usage de la parole, qu’elle soit orale ou écrite, présuppose la formation d’une mémoire dans une société et surtout, d’un certain type de mémoire.

Pour cela, vous pouvez exploiter la référence suivante : Mémoire mécanique, mémoire créatrice – Jack Goody. En effet, l’anthropologue affirme que toutes les sociétés disposent de la parole, qu’elle soit écrite ou orale, et par conséquent d’une forme de mémoire. Cette forme de mémoire dépend du type de parole en usage dans cette société : si elle est sans écriture, Goody affirme que cette société sera caractérisée par une mémoire créatrice ; mais si elle dispose de l’écriture, elle sera caractérisée par une mémoire mécanique.

III – L’absence de parole dans la mémoire-habitude : le rôle du corps et des automatismes sans parole

1) Une mémoire individuelle non parlée : la mémoire-habitude 

Bergson – vous retrouverez l’article ICI – distingue deux formes de mémoires : l’une qui requiert la parole, et l’autre qui s’incorpore, qui est corporelle dans son essence. Il s’agit de la mémoire-habitude. C’est ainsi une mémoire qui se comporte comme une habitude : elle fonctionne de manière automatique et mécanique, sans qu’il y ait de réflexion. À l’instar de l’habitude, cette mémoire se conserve dans le corps.

2) Une mémoire collective non parlée : la torture marque le corps 

Pierre Clastres, dans La Société contre l’État (1974), s’intéresse au rapport qu’entretiennent les sociétés amérindiennes à la mémoire. D’après lui, elles ont une forme de mémoire collective qui ne passe pas par l’usage de la parole mais par le biais du corps. En l’occurrence, la pratique de la torture permet au groupe de se constituer en tant que groupe et de transmettre la mémoire de la collectivité à chaque individu. En d’autres termes, l’usage de la parole (écrite ou orale) n’est pas nécessaire pour ces sociétés sans écriture afin de transmettre une mémoire collective.

Plus de détails dans CET ARTICLE : Le corps est une mémoire, P. Clastres (1974).