Une croissance stable et pérenne est-elle désormais hors de portée ?

Encore un sujet de dissertation sur la croissance me diras-tu, c’est du déjà vu. Peut-être, mais sur le fond, à mon sens, ce sujet est extrêmement complet : on vient analyser différentes théories de la croissance, le rôle du progrès technique, l'(in)efficacité des politiques économiques au sein de la fameuse stagnation séculaire et des pistes pour sortir de cette dernière. De quoi nourrir un bon nombre de dissertations sur des thèmes connexes. Sur la forme, cette copie, auréolée d’un 20/20, respecte clairement les règles de la dissertation, ce qui influe grandement sur la rigueur de ton raisonnement et la compréhension de celui-ci. Bonne lecture, on se retrouve en bas pour l’analyse !

La copie

Introduction

« Celui qui croit en une croissance infinie dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste », écrit K. Boulding. Un constat sans appel, teinté d’ironie de la part d’un économiste : sur le long terme, la création de richesses est vouée à s’arrêter.

Mais cet arrêt est-il déjà survenu ? La croissance, entendue comme l’augmentation durable et soutenue du PIB est-elle désormais hors d’atteinte ? Une question légitime, au vu des faibles taux de croissance affichés par les pays développés et des estimations de croissance potentielle revues à la baisse chaque année, et crise après crise. La réponse à cette question nécessite d’adopter différents horizons temporels : à court terme, il apparaît que la croissance des trois dernières décennies est foncièrement instable, fluctuant entre phases d’expansion et crises, en fonction de différents facteurs de demande. À long terme, la perspective d’une croissance soutenue et durable, donc pérenne, semble aussi irréaliste : les prévisions du FMI montrent un tassement de la croissance potentielle des pays développés (0,5 % en 2030 pour le Japon…), reflétant un pessimisme marqué à l’idée d’une telle croissance à long terme, dépendant de facteurs d’offre, eux-mêmes menacés par plusieurs « vents contraires ». Dire qu’une telle croissance est hors de portée revient à dire que l’instabilité de la croissance (à relier aux cycles financiers) et l’épuisement des sources de la croissance sont des phénomènes inéluctables, en dépit des politiques économiques pouvant être mises en œuvre. L’ « état stationnaire » de Ricardo, autrefois considéré comme une hérésie économique, serait donc imminent, d’autant plus qu’aujourd’hui, le primat de la croissance dans les politiques publiques est remis en question d’un point de vue social (inégalités) et écologique. En somme, à court terme comme à long terme, cette croissance semble désormais hors de portée, emportée par certaines contradictions, une sentence que ni le progrès technique ni les politiques économiques ne semblent pouvoir révoquer.

Ainsi, une accumulation de richesses exempte de fluctuations trop importantes à court terme, et soutenue à long terme, est-elle encore réaliste aujourd’hui ? La situation actuelle laisse penser que oui, du moins dans les pays développés, rattrapés par le spectre de la stagnation séculaire (I). Pourtant, tout un pan optimiste de la théorie économique persiste à souligner le caractère temporaire de cette stagnation et affirme qu’une croissance pérenne est possible à certaines conditions et certaines fluctuations (II). Ainsi, il s’agit aujourd’hui pour les politiques économiques, en changeant de paradigme, de minimiser ces fluctuations, elles-mêmes à l’origine d’une remise en question de la nécessité de la croissance (III).

Première partie

I/ Nous verrons ici que la stagnation séculaire semble bien s’être enracinée dans les pays développés, en raison de l’existence d’un équilibre durable de sous-emploi et d’inflation faible résultant à la fois de facteurs d’offre et de demande (A), malgré les différentes politiques publiques mises en œuvre (B).

I/A. La « stagnation séculaire » est un concept d’Alvin Hansen utilisé pour la première fois lors d’une conférence éponyme, qui se traduit par un volant de chômage durable et une inflation anémique, voire de la déflation, et correspond donc bien à la conjoncture économique des États-Unis post-crise de 1929. En effet, l’investissement a chuté et risque d’être durablement faible pour trois raisons : le manque d’innovations majeures, la fin de l’expansion géographique du capitalisme et la stagnation démographique/vieillissement de la population. Ces trois facteurs, déterminants dans l’investissement des entreprises, viendraient donc freiner la croissance de long terme de l’économie américaine. C’était sans compter l’exceptionnelle croissance du monde occidental durant les Trente Glorieuses, avec un TCAM de 4,5 % entre 1945 et 1973. Aujourd’hui, ces mêmes pays développés, notamment en Europe, peinent à dépasser 1,5 % de croissance par an. Pour expliquer ce phénomène, Robert Gordon (Is US economic growth over?, 2012) met en avant différents vents contraires, qui mettent désormais hors de portée une telle croissance : l’endettement croissant des agents économiques (secteur privé et public), le coût de la lutte contre l’environnement, l’inefficacité croissante des systèmes d’éducation, l’accroissement des inégalités et le déclin du progrès technique. Ce dernier facteur est le plus préoccupant : il montre que les innovations majeures, les « low-hanging fruits », ont déjà été cueillies. À ce phénomène s’ajoute un ralentissement marqué des gains de productivité horaire du travail aux États-Unis : ils passent de 2,54 %/an entre 1970 et 1992 à 1,35 %/an entre 1992 et 2004, et devraient tendre vers 0 d’ici la fin du siècle (The Rise and fall of US economic growth, 2016). À ces facteurs d’offre s’ajoutent certains facteurs de demande : L. Summers (Demand-side Secular Stagnation, 2015) montre que la croissance des trois dernières décennies a été gonflée artificiellement par des cycles d’endettement, des politiques accommodantes qui soutenaient tant bien que mal la demande, laquelle serait aujourd’hui structurellement faible, d’où la stagnation économique actuelle. Il est important de souligner le rôle de l’endettement dans cette stagnation, comme le font Eggertsson et Mehrotra (A model of secular stagnation, 2014). Selon eux, cette situation se caractérise par un output gap persistant et une pression déflationniste constante, et serait due à un rationnement du crédit et à la rigidité nominale à la baisse des salaires. La crise de 2008 correspond au point de départ effectif de cette stagnation : les agents économiques ont cherché à se désendetter, d’où une hausse de l’épargne et une baisse de la demande venant abaisser le taux d’intérêt réel d’équilibre. Les autorités monétaires, proches de la ZLB (Zero lower bound), ont une marge de manœuvre réduite et ne peuvent empêcher l’économie de se diriger vers une zone d’inflation faible, voire de déflation. Dans ce second cas, la rigidité à la baisse des salaires nominaux, empêchant l’ajustement sur le marché du travail, mène à une augmentation du coût réel du travail, d’où une baisse de la demande de travail, et ainsi à une hausse du chômage durable et à un output gap persistant.

I/B. Face à cette trappe à stagnation, l’efficacité des différentes politiques économiques est limitée. L’endettement, privé comme public, doit être réduit. C’est là la conclusion de Reinhart et Rogoff (Growth in a time of debt, 2010) et de Cecchetti (The real effects of debt, 2011), qui mettent en avant un seuil d’endettement au-delà duquel la croissance future est impactée négativement. Les politiques d’austérité mises en place après la crise de 2008, notamment en Grèce, n’ont pas eu les effets escomptés : Summers et Fatas (The permanent effects of fiscal consolidations, 2016) montrent qu’elles ont détruit du capital humain et technique, suite au chômage et aux faillites entraînés par celles-ci ; ce qui a réduit fortement la croissance potentielle du pays. De plus, la politique monétaire est elle-même contrainte en période de stagnation séculaire par la trappe à liquidité et la faible inflation, deux phénomènes qui rendent impossible l’atteinte du taux d’intérêt réel d’équilibre, celui qui égalise l’investissement et l’épargne sur le marché des fonds prêtables. Or, lorsque le taux d’intérêt nominal est structurellement au-dessus du taux d’intérêt d’équilibre, l’économie reste loin du plein emploi selon Pigou (The classical stationary state, 1943), ce qui explique en partie les difficultés de l’économie américaine à relancer sa croissance : pour Laubach et Williams (2003), ce taux d’intérêt d’équilibre est négatif aujourd’hui.

Transition 1 : Ainsi, la croissance stable et pérenne semble aujourd’hui hors d’atteinte, en raison de facteurs d’offre et de demande que les politiques économiques peinent à contrer. Pourtant, certains économistes soulignent l’importance sous-estimée du progrès technique. Mais celui-ci suffit-il à remédier aux maux économiques et écologiques actuels?

Deuxième partie

II/ Nous montrerons ici qu’une tradition optimiste voit dans le progrès technique et l’innovation la source d’une croissance économique pérenne, à condition d’accepter certaines fluctuations et règles. Il s’agit alors d’illustrer le rôle de l’innovation dans la croissance (A), mais aussi les pendants d’une croissance par nature cyclique (B).

II/A. « Dans la vie économique, le talent, monté sur les dettes, galope vers le succès », écrit Schumpeter (Théorie de l’évolution économique, 1911). Selon lui, l’entrepreneur est capable, par son talent, de mettre au point ces innovations qui, une fois financées par le banquier, mettent en mouvement le circuit économique. En bouleversant les méthodes de production, ou par l’invention de nouveaux produits, il devient le catalyseur de l’économie. Par exemple, les innovations majeures du XVIIIᵉ siècle (navette volante de John Kay en 1738, le water-frame d’Arkwright en 1758) ont permis de lancer la première Révolution industrielle en bouleversant le système technique de l’époque (au sens de Bertrand Gille), amorçant ainsi la « croissance économique moderne » (S. Kuznets, 1955). L’innovation lance un cycle plus ou moins long de croissance, et lorsque celui-ci s’essouffle, d’autres innovations prennent le relais : Aglietta (Capitalisme : les mutations d’un système de pouvoir, 2017) montre que différents capitalismes se succèdent, s’appuyant chacun sur une vague d’innovation : le régime fordiste, puis le capitaliste financiarisé qui s’appuie sur les NTIC et sur les technologies du numérique. Ainsi, Aghion, Antonin et Bunel (Le pouvoir de la destruction créatrice, 2020) montrent que la stagnation actuelle, loin d’être séculaire, n’est que temporaire : nous sommes au creux d’une vague d’innovation, creux duquel nous devrions sortir dans les années qui suivent grâce aux applications commerciales de l’imprimante 3D, des nanotechnologies ou de l’intelligence artificielle.

II/B. Ainsi, une croissance pérenne peut être atteinte à long terme grâce au progrès technique. Mais cette croissance ne peut être « stable » : les fluctuations autour du trend de croissance sont normales, voire inhérentes à la croissance. C’est le principe même de la destruction créatrice, qui élimine de l’environnement économique les entreprises les moins performantes, ce qui permet une meilleure allocation des ressources au sein de l’économie lors de la reprise. Ainsi, la volonté de sauvegarder coûte que coûte certaines entreprises est discutable : la part d’entreprises « zombies » en France est passée de 1 % en 1990 à 14 % aujourd’hui. Accepter ces fluctuations, résultat de la destruction créatrice, est donc le pendant nécessaire d’une croissance soutenue à long terme. Mais un dernier aspect crucial du progrès technique réside, sous l’hypothèse d’une soutenabilité faible, dans la résolution de certaines contradictions externes de l’accumulation de richesses, comme en témoigne la courbe environnementale de Kuznets. Le progrès technique est une des raisons pour laquelle la courbe s’aplatit : il permet de trouver des alternatives moins polluantes aux méthodes de production précédentes. Le succès de Tesla et de ses voitures électriques en Bourse souligne l’optimisme des marchés financiers vis-à-vis de la capacité du progrès technique à répondre aux défis écologiques et économiques à venir.

Transition 2 : Pourtant cet optimisme est à nuancer : nombre de travaux empiriques montrent que l’innovation, la recherche et développement sont des activités à rendements décroissants (Bloom, 2020). Ainsi, faire aveuglément confiance au progrès technique semble insoutenable. Dès lors, comment pouvons-nous espérer renouer avec la croissance, tout en gardant à l’esprit certaines prérogatives sociales et écologiques ?

Troisième partie

III/ En effet : la simple possibilité d’une croissance stable et pérenne semble aujourd’hui dépendre d’un changement de paradigme des politiques économiques (A), sans quoi la remise en question du primat de la croissance même est inéluctable (B).

III/A. En période de stagnation séculaire, caractérisée par un sous-emploi durable, un taux d’intérêt d’équilibre souvent négatif, une faible inflation et des déséquilibres financiers, la conduite de politiques économiques doit être modifiée radicalement. Aglietta et Brand (La stagnation séculaire dans les cycles financiers de longue période, 2015) montrent que la relance de la croissance, sans relancer un cycle financier d’endettement néfaste, passe par la coordination de la politique monétaire et macroprudentielle : l’alimentation en liquidités de l’économie passe par les politiques monétaires non conventionnelles de quantitative easing et des taux d’intérêt nominaux faibles sur longue période, qui, ensemble, peuvent relancer l’économie. Wu et Xia (2015) montrent que l’effet de ces politiques peut être mesuré correctement par un « taux monétaire implicite », indicateur plus juste pour mesurer le niveau de soutien de la politique monétaire à l’économie que les taux nominaux, contraints par la ZLB. Ce taux implicite est durablement négatif depuis 2014 en Europe et aux États-Unis. Cette nouvelle politique monétaire passe aussi par l’adoption d’une « règle de Taylor augmentée » (Jézabel Couppey-Soubeyran, La coordination entre politique monétaire et politique macroprudentielle, 2015) , qui ajoute à la règle de Taylor classique un paramètre assurant la stabilité du système financier. À long terme, les politiques d’investissement dans la formation continue, les infrastructures et la R&D sont elles aussi essentielles pour augmenter le potentiel de croissance de l’économie, et pour renouer avec une croissance pérenne.

III/B. Seulement, cette croissance, pour être stable et pérenne, se doit aussi d’être plus inclusive : remédier aux inégalités internes par une politique fiscale nouvelle, intégrant des taux d’imposition largement plus progressifs sur les tranches supérieures, est une mesure préconisée notamment par Piketty (Le Capital au XXIᵉ siècle, 2013), d’autant plus que ces inégalités jouent sur la croissance (Stiglitz, The Price of Inequality, 2012). Cette croissance doit bien sûr être plus « verte » : la crise du coronavirus donne une occasion sans pareille aux gouvernements pour mettre en place la transition écologique.

Conclusion

Ainsi, une accumulation de richesses stable et pérenne sur le long terme est possible grâce au progrès technique, à condition de minimiser ces fluctuations négatives dues à la destruction créatrice en instaurant de nouvelles formes de politique monétaire/macroprudentielle, et à condition que cette croissance soit à la fois inclusive et verte, sans quoi le concept même de croissance est inéluctablement remis en question. L’autre alternative serait une « prospérité sans croissance » (Tim Jackson, 2009), déjà bien plus utopique.

L’analyse

Commençons par les points positifs. D’abord, l’introduction. Elle est découpée en trois parties distinctes, marquées par un retour à la ligne à chaque fois : accroche, définition des termes et problématisation, puis problématique et annonce de plan. Ces trois phases s’enchaînent et s’articulent les unes avec les autres : l’accroche fait apparaître les termes du sujet, qui sont ensuite définis clairement. Leur définition permet ensuite de dénicher un problème, une contradiction, permettant de trouver une bonne problématique.

Ensuite, le développement. La variété des références permet d’explorer les nombreuses facettes de ce sujet, je te conseille de reprendre pour toi celles qui te plaisent le plus, notamment celles qui concernent la conduite de politiques économiques en I et III, ce sont les plus facilement mobilisables en dissertation (testé et approuvé). Je recommande tout particulièrement l’analyse de la règle de Taylor augmentée de Couppey-Soubeyran, qui aura bientôt son propre article sur Major-Prépa ! Le fait de reprendre systématiquement les termes du sujet dans les transitions et dans la conclusion est aussi essentiel : cela montre non seulement au correcteur que l’on ne s’est pas égaré en chemin, mais aussi que tu progresses réellement dans ta réflexion. D’ailleurs, pour plus de clarté, n’hésite pas à ajouter les « (I), (II), (III) » comme ci-dessus dans ton annonce de plan, et les « (A), (B) et/ou (C) » dans l’annonce de tes sous-parties.

Finalement, point négatif selon moi : l’absence de graphique. Pourtant, l’évocation de la courbe environnementale de Kuznets, de Grossman et Krueger (1994) laissait une occasion de replacer l’un des graphiques les plus faciles à tracer du programme. Un graphique plus complexe sur la formation du taux d’intérêt réel d’équilibre ou taux wicksellien aurait aussi pu figurer dans la première partie. Ces graphiques montrent au correcteur la capacité du préparationnaire à manipuler et expliquer des modèles/mécanismes économiques avec plus que des mots.

Le mot de la fin

La lecture d’une (bonne) copie de type concours vaut quelque chose en elle-même, mais avec quelques éléments d’analyse, les raisons pour lesquelles certaines copies se démarquent d’autres copies deviennent plus claires ! Alors, à ton tour de t’inspirer des bons éléments de cette copie, et d’en faire le plus sage des usages.