John Kay

La navette volante inventée par John Kay est souvent qualifiée d’invention mère de la Révolution industrielle du XVIIIᵉ siècle. Pourtant, en son temps, le peuple rejetait fondamentalement cette innovation. Penchons-nous donc sur l’histoire de cet inventeur, exemple parfait pour agrémenter tes copies, et dont la vie pose des questions essentielles sur la Révolution industrielle, l’adoption du progrès technique et la destruction créatrice.

 

John Kay : un inventeur génial mais qui suscita un tollé

En 1733, John Kay, mécanicien et tisserand, met au point une invention géniale qui ouvrira la voie à la révolution de l’industrie textile : la navette volante. En effet, jusqu’à John Kay, la largeur des tissus était limitée par l’amplitude des bras des tisserands car il fallait faire passer la navette (pièce en bois qui permet de faire passer le fil de trame entre les fils de chaîne). Or, par un ingénieux système de gouttières et ressorts, John Kay met au point une navette qualifiée de volante, qui passe d’un côté à l’autre du métier à tisser en rebondissant. Ceci permet alors de décupler l’envergure des tissus tissés, donc de produire beaucoup plus rapidement avec beaucoup moins de main-d’œuvre. Il ouvre donc la possible mécanisation des métiers à tisser, 50 ans avant que la machine à vapeur soit utilisée dans le textile.

Avant même l’invention de John Kay, l’équilibre entre le rythme de production du filage et du tissage était déjà précaire. Il ne fallait pas que l’une des deux activités produise plus vite que l’autre. Avant la révolution introduite par Kay, on considérait que six rouets (machines à filer) étaient nécessaires pour une machine à tisser. Or, avec cette invention, le rythme du tissage s’accélère, ce qui accroît le déséquilibre et crée une pénurie de fil qui devient très cher. Cela rend alors plus intéressant d’innover dans le filage, ce qui sera fait plus tard.

On reconnaît ici la mécanique des « goulets d’étranglement »

Une innovation provoque des pénuries en amont dans la chaîne de valeur, ce qui pousse à innover pour répondre à une demande croissante. Finalement, pour beaucoup d’historiens, c’est cette innovation (et tous les changements et innovations qu’elle suscitera par ricochet) qui est une des origines de la Révolution industrielle. Effectivement, la Révolution industrielle a eu pour secteur moteur (leading sector selon l’expression consacrée) l’industrie textile.

Pour autant, la fin de la vie de John Kay fut tragique. Son invention géniale fut mal accueillie par les ouvriers anglais, car ils l’accusaient de leur ôter leur moyen de subsistance. Ses machines furent plusieurs fois détruites et il dut fuir sa région, puis fuir l’Angleterre pour venir s’installer en France. Après avoir traversé la Manche, il propose de vendre son invention à la France (oui, la guerre industrielle existait déjà). Il obtient une faible rente en contrepartie de l’installation de sa technologie en Normandie. Finalement, il s’éteint inconnu et pauvre, bien que, après sa mort, sa technologie soit vite adoptée.

Des oppositions qui préfigurent les luddites

La réception qui fut faite à l’invention de John Kay préfigure d’une certaine manière le mouvement des luddites. La révolte des luddites (1811-1813) est un mouvement social anglais aussi connu sous le nom du mouvement des « briseurs de machines ». En 1811, alors que la Grande-Bretagne souffre du blocus continental appliqué par l’Europe napoléonienne, le prix des biens manufacturés explose en Angleterre. Aussi, la mécanisation progressive des activités est la cause pour les anciens artisans d’une large baisse en qualité des produits, car ils ne mettent plus dans la fabrication le savoir-faire qui faisait leur fierté.

Enfin, ajoutons que l’arrivée des machines bouleverse le cadre social du travail. Les hommes sont rassemblés dans des usines, et finalement ce sont leurs droits qui sont restreints par cette nouvelle organisation. C’est en effet le passage d’une proto-industrialisation (putting-out system notamment) à un factory system comme le décrit Mendels en 1972.

La conjonction de ces phénomènes provoque une forte tension sociale

Des ouvriers des Midlands (Nord de l’Angleterre) envoient des lettres menaçant de détruire les machines si leur sort ne s’améliore pas. Ces menaces sont signées du nom fantaisiste de Ned Ludd. Progressivement, c’est une bonne partie de l’Angleterre qui s’embrase et un nombre important d’ouvriers qui se soulèvent et rejoignent un mouvement protéiforme. Dès la première année, ce sont plus de mille machines qui sont détruites. La réaction du patronat et des autorités est forte. Les soldats sont appelés dans les usines et le fait de détruire une machine devient passible de la peine de mort. La révolte prend fin en 1813 avec l’exécution en place publique de 17 luddites.

Mais de quoi cette révolte est-elle le signe ?

D’un rejet pur et simple du changement technique ? Non, absolument pas. Cette révolte est en fait le signe d’une modification des structures et liens sociaux. Comme le décrit Durkheim, la Révolution industrielle incarne le passage d’une solidarité mécanique (fondée sur la similitude des comportements et des valeurs) à une solidarité organique (liée à une complémentarité) qui, dans la phase de transition, laisse la place à l’anomie (trouble de l’ordre social). Si ces ouvriers se sont révoltés, c’est parce que leur statut et leur lien social sont remis en cause par une nouvelle organisation du travail qui, d’une manière, les rend plus faibles dans les rapports de force.

Or, finalement, cette révolte a marché puisqu’elle permit aux luddites d’obtenir une revalorisation de leur condition. Plus qu’une opposition absolue au progrès technique, c’est plutôt le signe de la volonté des ouvriers d’encadrer ce progrès pour préserver les liens sociaux. Moment fort de la prise de conscience d’une classe ouvrière émergente qui finalement s’identifie par sa relation de travail avec la machine, mais aussi par sa relation d’opposition à celle-ci, cet épisode n’est pas pour autant revendiqué par les organisations syndicales comme fondateur d’une tradition. Effectivement, dans une approche marxiste de la lutte des classes, les moyens de production, bien qu’ils soient un outil de la bourgeoisie pour aliéner le prolétariat, ne doivent pas être détruits, mais partagés.

Un exemple clé pour comprendre les problèmes liés à l’industrialisation et au progrès technique

Quelles réflexions pourraient nous inspirer ces deux faits historiques ? En quoi peuvent-ils faire de belles illustrations de certaines théories économiques ?

D’abord, l’histoire de John Kay est essentielle pour comprendre le lancement de la Révolution industrielle. Ensuite, le cas des luddites nous pousse à nous interroger sur les mutations non pas exclusivement économiques qui accompagnent l’industrialisation, mais aussi profondément sociologiques (dimension qui sera de plus en plus valorisée dans la réforme de l’épreuve d’ESH). La Révolution industrielle a effectivement donné naissance à une toute nouvelle organisation sociale, au rassemblement de travailleurs dans un unique endroit : l’usine. Et bien souvent, elle a mené à la création d’une relation de travail nouvelle : le salariat et la subordination qu’il implique.

John Kay, on l’aura compris, incarne donc parfaitement cette figure du « révolutionnaire de l’économie » que Schumpeter donne à l’innovateur dans Business Cycles (1939). C’est peut-être même une des figures de la destruction créatrice (cf. sujet ESH HEC 2021). Par son innovation, il a dans un premier temps détruit les emplois de nombreux tisserands par la mécanisation. Mais, in fine, cela a permis le développement de tout un secteur gigantesque, d’employer des millions de personnes et d’augmenter le niveau de vie des populations.

La question du lien entre progrès technique et progrès social est toujours d’actualité

Dans un monde de plus en plus déterminé par la technique, une ère du machinisme comme le décrit B. Gille, où, tel Frankenstein, nous semblons aveuglés par la technique sans toujours bien en peser les conséquences, l’intégration d’une réflexion sociale apparaît pertinente. Ainsi, on estime aujourd’hui que l’intelligence artificielle pourrait détruire 10 à 50 % des emplois actuels. Comment encadrer un tel changement et mettre en place des politiques sociales ambitieuses afin que cette révolution technologique soit au service de tous et relève plus de l’opportunité que du coup du sort ? C’est le défi que devra relever notre génération car, quand on regarde l’histoire, progrès technique et progrès social ne sont pas incompatibles, bien au contraire : encadrés, ils se servent mutuellement.