Major-Prépa te propose dans cet article une interview inédite. Nous avons contacté un expert en géopolitique de l’IFRI afin de te donner des ressources très utiles à réutiliser dans une dissertation ou dans une colle de géopolitique en prépa ECG ! Avant toute chose, n’hésite pas à consulter tous nos conseils méthodologiques en géopolitique pour la prépa ECG en cliquant ici. Tu pourras par exemple y trouver la méthode parfaite pour produire une bonne étude de cas en dissertation !

Présentation de Marc Hecker

Marc Hecker est rédacteur en chef de la revue Politique étrangère et directeur de la recherche et de la valorisation à l’Institut français des relations internationales (think tank le plus influent d’Europe, d’après le classement de l’Université de Pennsylvanie). Il est l’auteur de plusieurs livres, dont La guerre de vingt ans – Djihadisme et contre-terrorisme au XXIᵉ siècle (Robert Laffont, 2021, avec Élie Tenenbaum), qui a été récompensé du Prix du livre de Géopolitique 2021.

Récapitulatif des sujets abordés qui peuvent t’être utiles en géopolitique en prépa ECG

  • Rappels historiques sur la guerre d’Afghanistan.
  • Explication de la situation géopolitique depuis le 11 septembre.
  • Qui sont les talibans ? Quel est leur niveau d’organisation ?
  • Retrait américain le 11 septembre 2021, quelle portée symbolique ?
  • Les relations entre la Chine, la Russie et l’Iran avec les talibans, signes d’un nouvel équilibre des puissances dominantes ? (Un sujet de colle de géopolitique possible !)
  • Quels effets de la crise en Afghanistan sur la politique en France et aux États-Unis ?
  • Quelles avancées sociétales ont été réalisées depuis l’arrivée des États-Unis – notamment sur les droits de la femme et quelle menace représente l’arrivée des talibans au pouvoir ?
  • La prise de Kaboul, rupture ou continuité ? (Également un sujet possible de colle en géopolitique !)

Pourriez-vous rappeler à des étudiants en classe préparatoire ECG les événements qui se sont produits en Afghanistan, leurs enjeux et pourquoi les États-Unis y sont intervenus depuis la guerre froide jusqu’aux événements actuels ?

Rappels historiques géopolitiques : l’essentiel à connaître en prépa ECG

L’Afghanistan occupe une place importante dans l’imaginaire djihadiste car ce pays a été le théâtre du grand djihad des années 1980 pendant lequel les moudjahidines se sont opposés à l’invasion soviétique.

Cette période a été marquée par une transnationalisation du djihadisme : en l’occurrence, un mouvement de solidarité en faveur des moudjahidines s’était mis en place dans le monde arabo-musulman. L’aide était initialement financière et logistique, puis un flux de combattants s’est développé.

Parmi les pionniers se trouvaient deux figures historiques du djihadisme : Abdallah Azzam et Oussama Ben Laden. Le premier – reconnu pour ses connaissances religieuses – a été à l’origine d’une innovation doctrinale majeure : en 1984, il a édicté une fatwa définissant comme une obligation individuelle pour toute la communauté des croyants (l’oumma) le fait de défendre un territoire islamique attaqué. Le second a mis sa fortune au service de la cause.

Avec l’aide financière de Ben Laden, Azzam a développé le « Bureau des services », une structure chargée de faciliter l’afflux de combattants arabo-musulmans vers le Pakistan, puis l’Afghanistan. Au total, 10 000 combattants seraient arrivés du monde musulman vers l’Afghanistan entre 1980 et 1992 (rappel : les Soviétiques sont partis en 1989, mais les camps d’entraînement sont restés ouverts jusqu’en 1992). C’est aussi pendant cette période qu’a été créé Al-Qaïda fin 1987 ou début 1988, qui a pour origine un camp d’entraînement créé par Ben Laden pour les meilleurs combattants arabes venus en Afghanistan.

Après le retrait soviétique de 1989, les combattants qui étaient venus en aide aux moudjahidines se sont dispersés et sont rentrés dans leurs pays. Leur retour a contribué localement à alimenter les dynamiques de guerre, notamment en Algérie pendant la « décennie noire ».

Ben Laden est quant à lui retourné sur sa terre natale, l’Arabie saoudite. Au moment de la crise du Golfe de 1990 – qui débute par l’invasion du Koweït par l’Irak de Saddam Hussein –, il propose son soutien au royaume saoudien en mettant à sa disposition des anciens combattants en Afghanistan. La cour saoudienne refuse et fait appel aux États-Unis pour sa défense. Ce choix fut perçu par Ben Laden comme une véritable trahison, voire comme un signe d’apostasie en ce qu’il s’est traduit par l’arrivée de centaines de milliers « d’infidèles » sur la Terre Sainte. Les relations du chef djihadiste avec la monarchie saoudienne se sont alors dégradées, il s’est exilé au Soudan en 1992, puis en Afghanistan en 1996, quelques mois avant que les talibans ne prennent le pouvoir.

1996 est une année importante, car c’est l’année où Ben Laden a fait sa déclaration de djihad aux Américains. Al-Qaïda s’en prend alors à « l’ennemi lointain » (qu’on distingue de « l’ennemi proche ») avec une succession d’attaques comme celles contre les ambassades américaines de Nairobi et Dar es-Salaam en 1998, ou encore celle contre le navire de guerre USS Cole au Yémen en 2000.

Voilà donc l’histoire d’Al-Qaïda et de sa réorientation contre les États-Unis jusqu’au 11 septembre. L’Afghanistan, terreau du djihadisme global dans les années 1980, redevient la base de l’organisation terroriste en 1996 avec l’arrivée de Ben Laden sur place.

Les talibans ont permis à Ben Laden de déployer son infrastructure, ils lui ont offert un sanctuaire. Il semblerait toutefois qu’ils n’étaient pas tenus au courant de l’organisation d’attentats majeurs contre les États-Unis. Mais quand les dirigeants américains ont demandé aux talibans de leur livrer le chef d’Al-Qaïda, ils se sont heurtés à une fin de non-recevoir. Avant de déclencher l’opération Enduring Freedom en octobre 2001, les États-Unis avaient en effet lancé un ultimatum aux talibans.

Al-Qaïda a subi de lourdes pertes dans les premiers mois de cette opération : le groupe a en effet perdu environ 80 % de ses combattants, ses camps d’entraînement ont été détruits, les grands chefs (Ben Laden et Zawahiri) ont dû fuir clandestinement, le régime taliban a été balayé et Al-Qaïda a perdu son sanctuaire.

Depuis le 11 septembre 2001 : que faut-il connaître en prépa ECG ?

Les États-Unis sont restés vingt ans en Afghanistan. Il faut comprendre à quel point les attentats du 11 septembre ont été une surprise stratégique et un choc incommensurable pour les Américains. Ils ont ouvert un nouveau cycle stratégique ; celui de la « guerre globale contre le terrorisme ». G. W. Bush a en effet expliqué à l’époque que cette guerre ne s’arrêterait qu’après la neutralisation de tous les groupes terroristes de « portée globale ». Dans son esprit, toutes les entités qui aidaient ou hébergeaient des terroristes seraient aussi considérées terroristes. Les talibans se sont donc retrouvés dans son viseur.

L’ampleur du choc du 11 septembre pour les Américains se comprend par le bilan effroyable de ces attaques (près de 3 000 morts) et par le fait que la puissance américaine a été touchée en son cœur : cœur économique avec le World Trade Center, cœur militaire avec le Pentagone et cœur politique avec le 4ᵉ avion qui était vraisemblablement destiné à s’écraser sur le Capitole. Dans son journal, George W. Bush a comparé ce terrible attentat à l’attaque de Pearl Harbor en 1941, qui avait précipité l’entrée des États-Unis dans la Deuxième Guerre mondiale.

Les Américains ont donc répliqué militairement, avec l’Afghanistan pour premier théâtre d’opération, où ils ont souhaité, après la chute des talibans, qu’un État moderne et démocratique soit construit. C’est toute la thématique du state building qu’on a beaucoup évoqué à l’été 2021 pour souligner son échec. L’idée était qu’en construisant un État de ce type, les aspirations et les besoins de la population seraient remplis, ce qui aurait dû permettre en théorie d’éradiquer les « causes profondes » du terrorisme.

Or, ce state building a échoué. Un État de façade a bel et bien été construit avec des élections, des présidents successifs et des assemblées. Cependant, il s’est avéré non seulement extrêmement fragile mais également en partie prédateur avec beaucoup de corruption et une image négative pour une large partie de la population. En outre, les talibans ont été initialement complètement exclus du jeu politique par les Américains qui ne voulaient pas qu’ils jouent un quelconque rôle dans l’avenir du pays. Ils sont donc rentrés dans une logique d’insurrection et de conquête qui s’est faite sur vingt ans, avec le Pakistan pour base arrière.

Parmi les institutions étatiques construites par les États-Unis à grands frais, l’une était particulièrement essentielle dans le cadre de la stratégie de contre-insurrection : l’armée nationale afghane. Elle a été bâtie à coups de milliards de dollars, mais s’est avérée incapable de résister face à l’offensive des talibans au printemps et à l’été 2021.

Pourriez-vous expliquer l’origine de ce que sont les talibans, leur niveau d’organisation et les rapports qu’ils entretiennent avec les différents groupes terroristes ?

Après le retrait de l’Armée rouge d’Afghanistan en 1989, le gouvernement prosoviétique de Najibullah a tenu deux ans et demi avant de s’effondrer. Puis en 1992, une guerre civile a éclaté entre moudjahidines à Kaboul, avec des affrontements qui ont réduit la ville en ruines et provoqué des flots de réfugiés et de déplacés.

Dans ce contexte, un mouvement a émergé à partir de 1994 : celui des talibans. Ils sont initialement des étudiants en religion afghans formés au Pakistan dans des madrassas. Ils ont bénéficié du soutien d’une partie de l’appareil sécuritaire pakistanais et ont réussi à étendre leur influence jusqu’à prendre Kaboul en 1996. Leur offre politique consistait en l’établissement d’un modèle extrêmement rigoriste de gouvernance islamique et d’application littérale de la charia. Quand ils ont pris le pouvoir en 1996, la population était lassée des années de guerre, si bien que certaines personnes ont pu voir avec une certaine résignation, voire d’un œil assez positif, la venue de ces combattants qui promettaient de rétablir l’ordre.

Le gouvernement mis en place par les talibans n’a été reconnu que par trois États et a fait l’objet de sanctions internationales en raison de ses violations flagrantes et répétées des droits humains. Les femmes, par exemple, étaient exclues de la vie publique, elles n’avaient pas le droit de travailler ni d’aller à l’école, etc. Les divertissements comme la télévision ou la musique étaient interdits. Et l’application de la charia prit aussi la forme d’exécutions sommaires et de châtiments corporels.

Le régime des talibans s’est aussi lancé dans des actions perçues comme des provocations par la communauté internationale, comme la destruction des statues géantes des Bouddhas de Bâmiyân. Ces œuvres étaient classées au patrimoine mondial de l’UNESCO, mais les talibans les considéraient comme haram, c’est-à-dire contraire à la loi islamique.

Avant le 11 septembre, les talibans ne contrôlaient pas l’intégralité du territoire afghan. Ils faisaient face, en particulier, à l’opposition armée du commandant Massoud et de son « alliance du Nord », dont le fief était la vallée du Panchir. Le commandant Massoud a été assassiné par un commando d’Al-Qaïda le 9 septembre 2001.

Un des objectifs de G. W. Bush était d’éradiquer Al-Qaïda. Si Ben Laden a été tué en 2011 à Abbottabad au Pakistan, « Al-Qaïda Central » existe toujours. Le successeur de Ben Laden, Zawahiri, vit probablement quelque part en zone afghano-pakistanaise. Par ailleurs, une « filiale » régionale a été créée en 2014 : Al-Qaïda dans le sous-continent indien. Elle compterait plusieurs centaines de combattants afghans, pakistanais, bangladais et indiens.

Les talibans ont vraisemblablement continué à entretenir des liens avec Al-Qaïda au cours des vingt dernières années, notamment par l’intermédiaire du réseau Haqqani qui fait aujourd’hui formellement partie des talibans. Les talibans sont souvent décrits comme un mouvement fractionné, notamment entre les chouras de Quetta, de Peshawar et de Miranshah. Mais force est de constater que lors de l’offensive qui les a menés jusqu’à la victoire à Kaboul en 2021, ils ont réussi à agir de manière cohérente avec une unité de commandement et une action qui s’est avérée rapide et efficace.

Pour ce qui est de Daesh, le groupe a officiellement créé sa « province du Khorasan » début 2015. Au début de la guerre civile en Syrie, vers 2011-2012, plusieurs centaines de combattants de zone pakistano-afghane étaient partis combattre aux côtés de groupes liés à Al-Qaïda en Syrie. Puis, en 2013, il y a eu le grand schisme entre Al-Qaïda et Daech, qui a eu des répercussions mondiales l’année suivante – en 2014 – quand Daech a annoncé le rétablissement du califat.

Partout où Al-Qaïda était présent, des scissions ont eu lieu au profit de Daech. En Afghanistan, certains talibans ont fait défection en faveur de Daesh. L’organisation dirigée par Abou Bakr al-Baghdadi a donc immédiatement été vue par les talibans et Al-Qaïda comme une concurrente dangereuse. Le gouvernement afghan, soutenu par les États-Unis, voyait aussi l’implantation de Daech en Afghanistan comme un grand danger. Daech a donc fait face à une forte opposition qui l’a empêché de dupliquer son modèle syro-irakien et de contrôler de larges pans de territoires en zone afghano-pakistanaise.

Pour autant, Daech a conservé de nombreux combattants (entre 1 500 et 2 200 en Afghanistan selon les estimations de l’ONU), ce qui ne lui permet pas de gouverner un territoire, certes, mais qui suffit à faire de la guerilla et à mener une stratégie de terreur avec des attentats.

À l’été 2021, après l’arrivée des talibans à Kaboul, Al-Qaïda central et ses différentes filiales les ont félicités, alors que Daech s’est montré extrêmement critique, accusant les talibans de collaboration avec les Américains et d’apostasie.

Joe Biden a choisi le 11 septembre comme date limite pour le retrait des troupes américaines, quelle est la teneur symbolique de cette décision ?

Quand il était vice-président de Barack Obama, Joe Biden souhaitait déjà mettre un terme aux guerres coûteuses et lointaines contre le terrorisme, il défendait une approche qu’il appelait le « contre-terrorisme + ». Cette approche s’oppose à la contre-insurrection qui suppose le déploiement de dizaines de milliers d’hommes au sol afin de mettre la population en sécurité, de telle sorte qu’elle soutienne davantage le gouvernement en place, au détriment des insurgés.

Les États-Unis ont pratiqué la contre-insurrection en Irak et en Afghanistan à partir du milieu des années 2000. Ils se sont alors retrouvés très exposés, avec des militaires au sol vulnérables aux embuscades et aux engins explosifs improvisés. À ce coût humain s’est également ajouté un poids financier considérable, il s’agissait en effet de déployer des dizaines de milliers d’hommes loin du sol américain.

Biden souhaitait remplacer cela par une approche plus légère, en s’appuyant notamment sur le renseignement, des drones, des forces spéciales et la formation d’armées locales qui devaient ensuite prendre en charge elles-mêmes cette sécurité et cette stabilisation. Le tout s’inscrivant dans une stratégie américaine du « pivot vers l’Asie », qui consiste en la réorientation stratégique des forces américaines vers les menaces de demain, en particulier vers la menace chinoise.

Les plans d’Obama et de Biden ont cependant été contrariés par les révoltes arabes de 2011 qui avaient abouti à une déstabilisation du monde arabe et, dans certains pays, à la remontée en puissance des djihadistes. Ça a notamment été le cas en zone syro-irakienne, où Daech a vu le jour.

Trump avait promis, lors de sa campagne, de vaincre Daech et de ramener les boys aux États-Unis. Il a appliqué cette logique aussi bien à la zone syro-irakienne qu’à l’Afghanistan. Devenu président des États-Unis, Joe Biden a confirmé ce désengagement américain, fixant la date du retrait final d’Afghanistan au 11 septembre 2021, soit vingt ans jour pour jour après les attentats contre le World Trade Center et le Pentagone.

Le choix de cette date symbolique était surprenant, car le bilan des États-Unis était pour le moins contrasté dans ce pays. Les objectifs définis par G. W. Bush au début de la « guerre contre le terrorisme » n’avaient pas été atteints – puisque Al-Qaïda était encore vivace et que les talibans, on le savait, étaient puissants. On savait également que les institutions étatiques afghanes construites à grands frais par les États-Unis et leurs alliés étaient fragiles. Mais on ne s’attendait pas à un effondrement aussi rapide.

Face à la dégradation rapide de la situation sécuritaire, Biden a avancé la date de retrait, puis ça a été le scénario que l’on a vu se dérouler pendant l’été : les talibans sont finalement arrivés au pouvoir à Kaboul avant même la fin du retrait américain. C’est un échec cinglant pour les États-Unis – avec cette image symbolique de l’hélicoptère au-dessus de l’ambassade à Kaboul qui ne va pas sans rappeler les images de Saigon pendant la guerre du Vietnam. Et les images plus tragiques encore des milliers d’Afghans se précipitant à l’aéroport pour fuir, certains s’accrochant désespérément à des avions jusqu’à en perdre la vie.

Aéroport de Saigon – 1975 (Getty Images)
Aéroport de Kaboul – 2021

Ces événements de l’été 2021 démontrent la volonté américaine de mettre un terme à la « guerre globale contre le terrorisme ». Ils veulent refermer ce cercle stratégique de vingt ans – d’où le titre de mon ouvrage, co-écrit avec Élie Tenenbaum, La guerre de vingt ans – pour se concentrer sur d’autres priorités stratégiques, parmi lesquelles la montée en puissance de la Chine mais également la gestion des conséquences économiques de la Covid ou la transition énergétique, qui requièrent d’importants moyens.

Mais on peut s’interroger sur la capacité des États-Unis à mettre fin à cette guerre alors que l’ennemi – loin d’avoir été vaincu – s’est répandu. Le Center for Strategic and International Studies (un grand think tank américain) estime qu’il y a aujourd’hui deux à trois fois plus de djihadistes qu’il y a vingt ans. Et ces djihadistes, pour ceux qui appartiennent à la mouvance djihadiste globale, restent déterminés à attaquer les États-Unis et leurs alliés, y compris la France d’ailleurs. En conséquence, la lutte contre le terrorisme devra elle aussi se poursuivre mais selon des modalités plus légères. Il n’est plus question de déployer des contingents de dizaines de milliers d’hommes.

L’Iran, la Russie et la Chine entretiennent de meilleures relations que les Occidentaux avec les talibans, est-ce à dire que la reprise du pays par les talibans participe à un mouvement de convergence vers une recomposition des puissances dominantes ?

Ces pays se sont en effet montrés pragmatiques et ont entretenu des liens à la fois avec le régime afghan et avec les talibans. Il faut se souvenir que les États-Unis entretenaient aussi des liens avec les talibans : après avoir constaté l’échec de leur stratégie de contre-insurrection, ils ont en effet commencé – sous l’administration Trump – à négocier avec les talibans. Ces négociations ont démarré en 2018 et ont abouti à un accord en février 2020. Étonnamment, l’administration Trump n’avait pas jugé utile de convier le gouvernement afghan autour de la table, ce qui a contribué à affaiblir le président Ghani.

Cet accord n’était pas un traité de paix mais un accord de retrait. Les États-Unis se sont engagés à retirer leurs troupes en échange de la promesse des talibans qu’ils ne les attaqueraient pas pendant la période du retrait ni n’hébergeraient à l’avenir de groupe terroriste de portée globale. Il n’y avait cependant aucun mécanisme de vérification permettant de contrôler la rupture des liens entre Al-Qaïda et les talibans. L’accord prévoyait également des libérations réciproques de 5 000 prisonniers talibans contre 1 000 prisonniers du gouvernement et un futur dialogue de paix inter-afghan.

Il faut également ajouter que, depuis leur prise de pouvoir à l’été 2021, les talibans sont dans une situation très différente de celle des années 1990, où ils n’étaient reconnus que par le Pakistan – qui les appuyait fortement –, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. Ils sont aujourd’hui dans une nouvelle logique dans leur relation au monde et aimeraient avoir davantage de reconnaissance internationale, au moins de facto. Ils savent qu’ils ont besoin d’une aide extérieure pour satisfaire au minimum les besoins primaires des populations. On sait en effet qu’il y a eu des sécheresses et des mauvaises récoltes qui compromettent la sécurité alimentaire d’une partie des Afghans.

Les pays que vous avez cités – Iran, Russie et Chine – ont intérêt à entretenir des relations pragmatiques avec les talibans pour différentes raisons. Au premier chef, la lutte contre Daech et la volonté d’éviter que l’Afghanistan ne redevienne un sanctuaire du terrorisme international. À cela peuvent également se mêler d’autres intérêts, notamment sur la question des stupéfiants, puisque l’Afghanistan est le premier producteur et exportateur d’héroïne au monde, ce qui est perçu comme un élément déstabilisateur par les États de la région. Certains mouvements régionalistes ou violents existent également dans les régions frontalières comme c’est le cas dans la région du Baloutchistan. On pourrait également évoquer la question des Ouïghours qui est particulièrement sensible pour la Chine.

Sur le volet économique, le sous-sol afghan regorge de minerais. Les dernières analyses demeurent néanmoins tempérées sur cette question en expliquant qu’aucune ressource ne saurait être durablement exploitée sans une nette stabilisation du pays. La Chine a par exemple obtenu des concessions il y a une douzaine d’années, mais les mines restent à ce jour encore inexploitées du fait de la situation trop dangereuse. Des intérêts économiques existent donc probablement en Afghanistan, mais ils demeurent secondaires par rapport aux intérêts sécuritaires.

Voyez-vous dans la crise qui se passe en Afghanistan de potentiels effets sur la politique en France, notamment avec le contexte électoral qui approche ? Et aux États-Unis ?

Avant de répondre à cette question, j’aimerais ajouter que la victoire talibane est de nature à regonfler le moral des troupes « djihadistes » à travers le monde. On a vu que différents groupes djihadistes – du Sahel à la Péninsule arabique – ont salué cette victoire. La rhétorique qui se développe dans cette mouvance est qu’il faut faire preuve de patience stratégique car, avec l’aide de Dieu, on peut battre n’importe quel adversaire, même la première puissance mondiale.

Venons-en à votre question sur les retombées politiques aux États-Unis. Joe Biden pense que dans le fond, les Américains étaient lassés par ces guerres lointaines et souhaitaient y mettre terme. La décision de retirer les troupes ne fait pas tant débat que la manière dont le retrait a été conduit. Les terribles images à l’aéroport de Kaboul et l’attaque de Daech qui a coûté la vie à treize militaires américains ont marqué les esprits. Mais Joe Biden parie sur le fait que d’ici aux prochaines élections, les Américains seront passés à autre chose. C’est un pari risqué : si l’Afghanistan redevient un sanctuaire du terrorisme international, il sera perdu. En revanche, si la situation se stabilise, Joe Biden ne devrait pas en payer un prix politique élevé.

Pour ce qui est de la France, je ne pense pas que l’Afghanistan soit en tant que tel un sujet de campagne. En revanche, l’Afghanistan pourrait avoir une résonnance dans le débat français par le biais de deux éléments. Le premier est la question du djihadisme, voire de l’islamisme. Ceci est d’autant plus vrai que certains observateurs ne manquent pas d’établir des parallèles entre l’Afghanistan et le Sahel, où la France est militairement présente.

Le second est le sujet des réfugiés et de l’immigration. Je ne pense cependant pas qu’il y aura des flux de réfugiés en Europe comparables à ceux de 2015. D’une part, car le contexte géopolitique est différent, et d’autre part, car l’Afghanistan est bien plus éloigné que la Syrie. Les États frontaliers mettent également en place des mesures très concrètes pour éviter qu’il y ait des passages massifs de réfugiés, avec par exemple le mur construit par la Turquie à sa frontière avec l’Iran.

Pourriez-vous expliquer quelles avancées sociétales – notamment vis-à-vis des droits de la femme – ont été faites en Afghanistan depuis l’arrivée des États-Unis et quelles menaces pèsent aujourd’hui sur elles avec l’arrivée au pouvoir des talibans ?

Il faut se souvenir de la situation de la fin des années 1990, quand les talibans étaient au pouvoir : les femmes n’avaient pas droit de cité. Elles restaient à leur domicile, n’avaient pas le droit de travailler, d’aller à l’école, ni de sortir à l’extérieur sans leur burqa et un accompagnateur masculin de leur entourage. Plus largement, les libertés – de la presse, d’opinion, etc. – étaient muselées.

On craint aujourd’hui un retour à cette situation. Les talibans ont répété leur volonté d’appliquer la charia, mais à la différence des années 1990, ils se préoccupent de leur image internationale. Ils ont en effet besoin d’une aide extérieure pour assurer les besoins de base de la population. Pour le moment, les talibans essaient de donner une bonne image en expliquant notamment qu’ils autoriseront les filles à aller à l’école. Cependant, leurs déclarations restent souvent ambiguës et il est difficile de vérifier si ce qui est annoncé est réellement appliqué sur l’intégralité du territoire. Des témoignages montrent déjà que de nombreuses filles sont privées d’école depuis le retour des talibans à Kaboul.

En prépa ECG en géopolitique, quand il s’agit d’analyser un événement, on privilégie souvent l’examen des ruptures et continuités dans lesquelles s’inscrit l’événement. Pourriez-vous donner quelques pistes aux étudiants à ce sujet : dans quelle mesure la prise de Kaboul est-elle une rupture et une continuité ?

C’est d’abord une continuité dans le sens où l’on a affaire à un conflit qui ne s’est pas éteint pendant vingt ans. Les talibans étaient très affaiblis après leur éviction du pouvoir en 2001, mais ils ont réussi à remonter en puissance. Leurs forces étaient sous-estimées. Les faiblesses du gouvernement afghan étaient quant à elles connues, mais elles étaient aussi sous-estimées.

C’est la rapidité de la victoire talibane qui a été une surprise et une rupture. L’hypothèse d’une victoire des talibans était envisagée, mais pas selon ce calendrier. On employait parfois l’expression – fort cynique – utilisée par Henry Kissinger dans les années 1970 pendant la guerre du Vietnam, celle « d’intervalle décent ». À l’époque, le gouvernement pro-américain du Vietnam avait tenu deux ans après le retrait des troupes américaines. En Afghanistan, le président Ghani a fui avant même la fin du retrait américain.

Les projections les plus pessimistes tablaient sur quelques mois quand les plus optimistes prévoyaient quelques années, mais personne n’avait envisagé que les talibans allaient prendre le pouvoir de cette manière, aussi vite. Ça a donc été une rupture, en tout cas un choc, avec les images tragiques dont nous avons déjà parlé. La chute de Kaboul aura sûrement des conséquences durables et peut-être inattendues.

Un grand merci de la part de toute l’équipe de Major-Prépa à Marc Hecker pour le temps qu’il nous a accordé.

Si tu veux en savoir plus sur l’Afghanistan, clique ici. Pour t’informer sur l’actualité que tu peux réutiliser en dissertation de géopolitique en prépa ECG, n’hésite pas à consulter nos résumés hebdomadaires de l’actualité en cliquant ici ou .

Pour consulter le programme de géopolitique en prépa ECG, c’est par ici !

Tu as des difficultés, ou tu souhaites t’améliorer en géopolitique en prépa ECG ? Grâce à la team Major-Prépa, apprends à rédiger une bonne accroche en dissertation, faire une bonne introduction, travailler ton style d’écriture, gérer ton temps lors d’un DS, faire une bonne étude de cas, gérer un sujet difficile… Toutes les ressources se trouvent sur notre site !

Pour finir, voici quelques dates clés à retenir sur le conflit en Afghanistan qui peuvent t’être utiles en géopolitique en prépa ECG, en colle comme en dissertation :

27 décembre 1979 Invasion de l’Afghanistan par les troupes de l’URSS
15 février 1989 Retrait définitif des troupes soviétiques
1996Les talibans prennent le pouvoir par un coup d’État
9 septembre 2001 Assassinat du général Massoud
11 septembre 2001 Attentats du World Trade Center
7 octobre 2001 Début de la guerre d’Afghanistan pour les États-Unis
2021 Retrait définitif des troupes américaines