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En cette période de rentrée et alors que tu cherches certainement à étoffer tes références en dissertation ou en khôlle, nous te proposons un corrigé expliqué du sujet suivant : « Russie et orthodoxie entre 1850 et 1990 ». Bonne lecture !

Introduction

Traiter ce sujet peut sembler difficile tant la situation de l’Église en Russie a évolué entre la période tsariste et l’ère communiste. Cela va cependant aider à construire un plan chronologique clair, avec comme points de rupture la révolution de 1917 et la Seconde Guerre mondiale.

Accroche

Comme accroche, nous pourrions évoquer la figure de Raspoutine, le fameux moine conseiller de la tsarine Alexandra à la veille de Première Guerre mondiale. Il représente bien le rapport ambivalent que le peuple russe entretient envers l’Église orthodoxe tout au long de la période. Un mélange de méfiance, d’admiration et de rejet, mais toujours avec une certaine fascination pour la figure de l’ecclésiastique et une foi profonde que soixante-dix ans de communisme ne parvinrent pas à saper.

Définition et problématisation du sujet

L’orthodoxie est une religion pratiquée principalement dans le bassin méditerranéen et le Moyen-Orient. Elle réunit des églises autocéphales, c’est-à-dire indépendantes et non inféodées au Vatican, au contraire du catholicisme.

Comme chaque sujet historique qui parle de religion, il faut souligner l’opposition immédiate qui naît entre le principe même de l’étude de l’Histoire, qui s’appuie sur des faits, souvent politiques ou sociaux, avec une exigence quasi scientifique, et les questions religieuses, qui touchent à la foi, ce qui par définition ne peut être démontré. Cette tension entre le politique et le spirituel est un bon point de départ dans la problématisation.

L’orthodoxie apparaît depuis plus d’un millénaire comme partie prenante de l’âme russe et est intimement liée à la construction de la Russie comme Empire. Pourtant, au cours de la période, le rapport que les autorités russes puis soviétiques entretiennent avec l’Église et plus largement la foi témoigne d’une évidente évolution des mentalités chez ces instances dirigeantes. Plus loin, le paradoxe de l’orthodoxie russe entre 1850 et 1990 repose sans doute sur ce rapport charnel que le peuple entretient avec la foi orthodoxe. Ni les guerres ni les persécutions envers les orthodoxes ne parviennent à distendre ce lien durablement.

Problématique et plan

Il s’agira donc d’essayer de comprendre pourquoi l’orthodoxie, tout au long de la période, demeure un acteur politique et spirituel majeur de la Russie, véritable contre-pouvoir que les autorités essayent alternativement de s’approprier ou de rejeter.

Durant notre période, la place de l’Église orthodoxe en Russie évolue énormément. L’orthodoxie tient d’abord une place majeure dans la vie quotidienne de l’immense majorité des Russes jusqu’en 1917 (I). Les révolutions de 1917 marquent une rupture dans le paysage russe avec la mise en avant d’une idéologie laïque et le rejet de la religion, véritable « opium des peuples » (II). Enfin, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’en 1990, l’Église orthodoxe, d’abord persécutée, effectue un retour progressif dans le paysage soviétique (III).

I. Période impériale (1850-1917)

A. Le Saint-Synode et l’Église comme institution publique

Historiquement, le pouvoir des tsars est très intimement lié aux autorités religieuses en Russie. Depuis 1721 et les réformes de Pierre le Grand, le gouvernement de l’Église n’est plus confié à un Patriarche mais à une assemblée. Nommée le « très Saint-Synode », elle est rapidement considérée comme le principal organe d’administration de l’Église orthodoxe russe. Celle-ci se compose d’évêques, de prêtres et d’un haut-procureur nommé par le Tsar, qui supervise l’assemblée en son nom.

On retiendra sur notre période Dimitri Tolstoï, cousin de l’écrivain, et le juriste conservateur Constantin Pobiedonostsev. Ce dernier, qui occupe ces fonctions à partir de 1880, est souvent considéré comme l’« éminence grise » d’Alexandre III, qui fut son élève. Véritable chef de l’Église russe, gardien de la doctrine orthodoxe, il perd de l’influence à la mort d’Alexandre et l’avènement de Nicolas II, mais est considéré comme à la pointe de la lutte contre l’influence croissante de l’intelligentsia éclairée et anarchiste et la montée du marxisme.

B. La vie monastique et la religion du peuple

Si le très Saint-Synode est l’autorité qui organise l’Église orthodoxe sur le territoire, son contrôle n’en est que limité et ne doit pas sous-estimer le rôle des églises et monastères locaux dans la vie quotidienne des Russes de l’époque. La Russie est en effet un pays à grande majorité orthodoxe. Lors du recensement de 1897, près de 90 millions de Russes, sur une population totale de 125 millions, s’identifient comme orthodoxes. Le fait que Staline, un Géorgien, ait été séminariste montre bien l’importance de l’orthodoxie dans la vie de tous les Russes, jusqu’aux confins de l’Empire.

Surtout, tout le territoire est à l’époque marqué par les lieux de piété que sont les monastères, souvent considérés comme de véritables contre-pouvoirs envers le Saint-Synode ou Saint-Pétersbourg plus largement. Le monastère d’Optina (tout à l’ouest de la Russie) apparaît par exemple comme un centre spirituel connu et reconnu à travers toute la Russie, que fréquentent des écrivains comme Gogol ou encore Dostoïevski (le starets – saint moine ou ermite, considéré par le peuple comme prophète, ou thaumaturge – Ambroise d’Optina a servi de modèle pour le starets Zosime des Frères Karamazov, invité par son ami Soloviev).

Enfin, la deuxième partie du XIXᵉ siècle est marquée pour l’orthodoxie russe par la présence de grandes figures de sainteté proches du peuple, comme celle de Saint Jean de Cronstadt (1829-1908). Ce dernier est un grand thaumaturge, évangélisateur vénéré par un peuple qu’il veut rejoindre, qualifié de son vivant comme « serviteur des exclus et des déshérités », il est encore aujourd’hui un des saints les plus importants de Russie.

C. Avant 1917, la montée d’un matérialisme athée

Mais l’orthodoxie perd progressivement de son influence dans les grandes villes russes et auprès de la bourgeoisie éduquée qui s’intéresse de plus en plus aux idées nouvelles d’Europe occidentale. Les écrits de Marx et Nietzsche notamment influencent beaucoup cette intelligentsia grandissante. Vladimir Ilich Oulianov se réclame par exemple de la formule de Nietzsche « Dieu est mort », dans Le Gai Savoir (1882) ou du Capital de Marx. Lénine est convaincu que la religion est l’opium du peuple et qu’il faut anéantir l’idée de Dieu afin d’installer un nouvel ordre social. Le Dieu des orthodoxes est l’ennemi à abattre. Il écrit par exemple à propos de Gorki : « Vénérer n’importe quel dieu est de la nécrophilie idéologique. »

II. De la Révolution (1917) à la Grande Guerre patriotique (1941-1945)

La révolution de février 1917 entraîne une réforme de l’Église orthodoxe. Elle élit pour la première fois depuis plus de deux siècles un patriarche, Tikhon, qui restera patriarche jusqu’en 1925. Mais cette réforme n’est que de courte durée, puisque huit mois plus tard, la révolution d’octobre entraîne les premières mesures anticléricales et persécutions contre l’Église orthodoxe.

A. Une volonté d’écraser l’infâme : le croyant est le premier ennemi de la révolution

Alors que Marx avait proclamé la mort de Dieu, les dirigeants soviétiques vont la rendre effective. Dès octobre 1917, une répression légale s’abat sur les croyants et les autorités religieuses en Russie. La guerre civile est sous-tendue par une dimension religieuse. La campagne des Blancs est profondément marquée par une volonté de sauvegarde de ce qu’ils appellent la « Sainte Russie », là où les rouges considèrent la foi orthodoxe comme responsable de l’aliénation des masses et de la pauvreté du peuple.

Des grandes entreprises de déconstruction d’églises et de monastères se multiplient rapidement, légitimées par le décret du 23 janvier 1918, qui ôte à l’Église russe tout statut juridique et, par là, la considère comme une entreprise antisoviétique. L’hiver 1921-22 voit la confiscation des biens de l’Église par les autorités soviétiques, puis l’année suivante, le clergé dans son ensemble est désigné comme « ennemi du peuple ». Ceux qui refusent de se soumettre à la politisation de l’Église sont envoyés aux goulags. Au même moment, proclamer sa foi, publiquement ou non, devient un prétexte légitime à une exécution sans procès. Selon la loi soviétique, les citoyens peuvent entretenir leur foi, mais non pas en faire la promotion.

On envoie ceux qui la confessent dans des monastères transformés en goulags, lieux de méditation et de solitude devenus des enceintes de réclusion et de persécution. L’exemple du monastère des Solovki, en mer Blanche, est éloquent. Fermé dès 1917, il devient un camp du Goulag dans les années 1920-30 et accueille en 1928 plus de 60 000 prisonniers (redevient monastère à la chute du communisme). Le monastère d’Optina, évoqué plus haut, devient un camp de concentration. La symbolique qui ressort de ces transformations de lieux emblématiques de l’ancienne Russie en camps d’internement est très forte pour les autorités soviétiques.

B. L’Église face à la Ligue des militants athées

Dès 1929, on assiste au lancement du plan quinquennal, fomenté par la Ligue des militants athées. Il vise à entraîner la disparition de toute religion. Les déportations se multiplient au début des années 1930 et on compte plus de 100 000 exécutions pour motifs religieux durant cette décennie. La ligue des militants athées, fondée par Iemelian Iaroslavski, apparaît alors comme le symbole de la politique antireligieuse qui se développe en URSS en connaissant un véritable succès. En 1941, cette ligue revendique plus de trois millions et demi de membres.

Cette hostilité envers l’orthodoxie est alors à la fois politique et idéologique. Elle développe une propagande, le travail individuel (envoi de militants pour rencontrer et ouvrir les yeux des croyants), et multiplie les publications de littérature scientifique et de journaux qui se moquent des religions, mais aussi de manuels scolaires antireligieux. Le travail de propagande antireligieuse se voit par exemple à travers l’étude des croyances des soldats de l’armée rouge. Alors qu’en 1925, ceux qui y entrent se disent à 60 % croyants, ils ne sont plus que 28 % à la fin de leur carrière.

Surtout, en 1940, après 23 ans de bolchévisme, le bilan est sans appel : 75 000 lieux de culte ont été détruits et 150 000 membres du clergé tués. L’orthodoxie n’a jamais été autant en péril.

C. L’appel de Staline à l’Église en 1941

Mais, au début de la Seconde Guerre mondiale, Roosevelt demande à Staline d’être plus souple en matière de liberté religieuse sous peine de couper son aide économique. De plus, Staline se rend compte malgré lui qu’il a besoin de l’Église orthodoxe pour fédérer le peuple russe et non pas seulement soviétique. Son vocabulaire change lors de son fameux discours du 3 juillet 1941. Il ne s’y adresse plus seulement aux « Camarades », mais aussi aux « Frères » et aux « Sœurs », mots qui relèvent d’un champ lexical religieux.

Les chefs religieux élisent un nouveau patriarche, fidèle aux autorités, et l’État accepte d’aider l’Église. Il permet même aux croyants de célébrer Pâques, Noël et d’autres fêtes. L’athéisme d’État est donc mis de côté au profit de la libération du territoire, en témoigne la disparition officielle de la Ligue des militants athées.

On voit même quelques Russes blancs, qui avaient fui après la défaite des armées contre-révolutionnaires, revenir pour combattre contre l’Allemagne par patriotisme, comme le général Denikine ou le métropolite Euloge, recteur de la cathédrale russe orthodoxe de Paris, qui se voit offrir un passeport soviétique.

III. De l’après-guerre à la chute de l’URSS (1990)

A. Contre la dissidence, les persécutions : la vie souterraine de l’Église orthodoxe russe

Après la fin de la guerre, Staline maintient un statu quo jusqu’à sa mort vis-à-vis de l’Église, sans pour autant lui ôter son caractère hors-la-loi. Mais son successeur, Nikita Khrouchtchev, entreprend une nouvelle campagne antireligieuse de 1958 à 1965. Cette dernière n’a cependant pas la violence des répressions d’avant-guerre. Les sanctions antichrétiennes sont alors majoritairement juridiques, policières et économiques. L’État augmente par exemple les taxes sur les revenus des monastères et des évêchés.

On note que le nombre de lieux de culte orthodoxe passe de 22 000 en 1959 à 11 500 trois ans plus tard, ce qui témoigne bien des restrictions du nouveau secrétaire. Surtout, les porte-parole orthodoxes sont réduits au silence, discrédités à l’étranger et internés en asiles psychiatriques s’ils se font trop bruyants, comme l’illustre le cas du prêtre Gleb Yakounine. La dissidence se poursuit mais est lourdement réprimée, autant au plus haut niveau que pour les gens les plus simples.

B . La perestroïka et le retour du patriarcat au premier plan

Bien qu’athée, Gorbatchev laisse les fidèles pratiquer et propose un nouvel accord en 1988 : l’Église fête alors le millénaire du baptême de la Russie. Peu à peu, l’orthodoxie sort du tabou en URSS et reprend une place de choix, sans pour autant revenir immédiatement à son statut d’antan, comme le souligne le cas du père Alexandre Men. Premier prêtre autorisé à enseigner la religion dans un lycée soviétique, en 1990, il écrit une biographie de Jésus, Jésus, le Maître de Nazareth, qui ramène à la foi chrétienne des milliers de Soviétiques et se vend à plus de quatre millions d’exemplaires. Mais, alors qu’il se sent en danger car il représente une voix anticommuniste virulente, il est assassiné à coups de hache le 9 septembre 1990, sans que son meurtre ne soit jamais élucidé, mais vraisemblablement sur ordre du KGB.

En 1991, le nouveau gouvernement réforme les lois restreignant la liberté religieuse et balaye les anciennes directives soviétiques.

Conclusion

Les relations entre le pouvoir en Russie et l’Église orthodoxe ont donc été très variables durant notre période. À l’époque des tsars, le Saint-Synode, sous le contrôle de l’État, donnait l’impression d’une Église à deux vitesses entre celle officielle et ses représentants auprès du peuple russe. Après 1917, l’orthodoxie fut violemment combattue pendant presque toute la période communiste. En 73 ans (1917-1990), l’orthodoxie russe a connu plus de martyrs que toutes les Églises réunies au cours de vingt siècles d’histoire.

Mais l’Église russe a survécu à son martyre, peut-être à l’image de la cathédrale du Christ-Sauveur de Moscou. Dynamitée en 1931, remplacée par une piscine géante à ciel ouvert, elle est reconstruite à partir de 1995 à l’identique au centre de la capitale. Cette reconstruction, voulue par le peuple, apparaît comme un symbole criant de ce lien indissociable qui semble unir la culture du plus grand pays du monde, cette fameuse « âme russe », avec le culte orthodoxe, que n’ont pas distendu 70 ans de communisme.

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