Turquie

Depuis plusieurs mois en Turquie, l’inflation et la dépréciation continue de la lire turque font les gros titres de la presse économique. Mais comment expliquer une telle crise manifestée par une chute de près de 40 % de la monnaie turque face au dollar en moins d’un an ?

Des origines politiques : la remise en cause de l’indépendance de la Banque centrale en Turquie

Une des raisons pour lesquelles cette crise affecte spécifiquement la Turquie concerne d’abord les choix politiques du Président Erdogan. Depuis 2006, la Banque centrale turque, indépendante, a pour mission légale d’assurer la stabilité des prix. En somme, elle doit lutter contre l’inflation.

Or, depuis trois ans, le leader turc a fortement remis en cause l’indépendance de la première institution monétaire du pays. À chaque fois qu’un président de la Banque centrale ne suivait pas l’agenda du Président, Erdogan le remplaçait. Ainsi, Sahap Kavcioglu est le troisième gouverneur de la Banque centrale en quatre ans. Rappelons simplement qu’habituellement les mandats des gouverneurs durent quatre ans.

La Banque centrale turque a perdu de son indépendance

Mais alors, si la Banque centrale turque a perdu de son indépendance, quel est l’agenda qui lui est imposé par le pouvoir politique ? Depuis plusieurs années, Recep Tayyip Erdogan et son parti l’AKP donnent une coloration de plus en plus religieuse à leur agenda politique. Ainsi, en matière économique, le Président est fermement opposé à de hauts taux d’intérêt qui seraient contraires à l’interdiction de l’usure par le Coran. L’usure consiste à faire payer une somme substantielle pour un prêt.

Une telle pratique était déjà condamnée en Occident au Moyen Âge, notamment sous la plume de Thomas d’Aquin (Somme théologique, XIIIᵉ siècle), car il était considéré comme immoral de faire payer le temps (le temps entre l’emprunt et le remboursement). Dès lors, le Président Erdogan demande à la Banque centrale turque de conserver des taux bas pour des raisons religieuses.

Ensuite, Erdogan propose aussi une justification économique de ses aspirations. Effectivement, le Président turc souhaite faire de la Turquie une économie d’exportation comme Taïwan ou le Japon. Cela passe notamment par une monnaie faible, fortement dépréciée, qui rend les produits plus compétitifs à l’international. Ainsi, pour que la lire se déprécie, Erdogan demande à la Banque centrale de maintenir des taux bas qui, par ailleurs, doivent servir à dynamiser la consommation et l’investissement local.

Des facteurs conjoncturels : une inflation en Turquie ravivée par la pandémie

Néanmoins, cette politique fait face à des facteurs conjoncturels qui la rendent catastrophique. En effet, à l’échelle du globe, l’inflation augmente en raison de la reprise de l’activité après la pandémie et par la présence de nombreux goulots d’étranglement dans les chaînes d’approvisionnement. Ce mouvement global n’épargne pas la Turquie, au contraire.

Comme la Banque centrale ne relève pas ses taux pour limiter la surchauffe de l’économie, l’inflation devient galopante, incontrôlée en Turquie. Elle a atteint en novembre plus de 20 % selon les chiffres officiels, mais de nombreux experts l’estiment en réalité proche de 60 %. La montée en flèche de l’inflation devrait se poursuivre en 2022 pour atteindre au moins 50 %. Ceci accentué par une hausse de 50 % du salaire minimum et une poursuite de la baisse des taux par la Banque centrale. On dénombre ainsi près de quatre baisses successives des taux depuis mi-septembre.

L’inflation turque a aussi été catalysée par les sanctions américaines de l’administration Trump qui ont pris la forme de droits de douane accrus, notamment sur l’aluminium.

Les conséquences d’une monnaie qui s’effondre

De plus, alors que les banques centrales ont aujourd’hui tendance à relever leurs taux, il devient moins avantageux d’investir en Turquie, ce qui pèse sur le taux de change de la lire. Cette dépréciation est accentuée par la forte inflation qui ruine la crédibilité de la monnaie et de la Banque centrale qui pourrait finir par instaurer un contrôle des capitaux (restriction des conversions en devises). In fine, cela laisse planer le risque d’une faillite bancaire ou d’un défaut de la Turquie sur sa dette extérieure.

En effet, pour enrayer leur perte de pouvoir d’achat conséquente à l’inflation, les Turcs convertissent massivement leurs lires en monnaie de réserve (euros et dollars particulièrement). Aujourd’hui, environ 60 % des dépôts turcs sont stockés en monnaie étrangère. Cela assèche progressivement les liquidités des banques qui pourraient être mises à mal par un mouvement de bank run si leur crédibilité n’est plus assurée. Ensuite, alors que le prix du dollar se renchérit, le coût des dettes libellées en monnaie étrangère augmente. Or, comme dans beaucoup de pays émergents, la dette extérieure de la Turquie et les dettes de certaines de ses grandes entreprises sont libellées en dollars. Le coût de telles dettes est alors démultiplié.

Surtout, c’est sur la population que pèsent ces désordres monétaires. Alors que les succès économiques d’Erdogan lors de dernière décennie avaient participé à la naissance d’une classe moyenne turque, celle-ci semble brisée par l’inflation. La baisse de la lire renchérit les importations, notamment l’énergie et la nourriture. Cela pousse des centaines de milliers de Turcs dans la pauvreté. Bientôt, ceci pourrait entraîner des manifestations contre le pouvoir en place et plus de la moitié des Turcs seraient favorables à des élections au plus vite alors que les prochaines sont prévues pour 2023.

Des solutions provisoires inadaptées

Pour Erdogan, les désordres monétaires en Turquie sont le fait d’une volonté étrangère de saboter l’économie turque avec le soutien de traîtres au sein du pays. Il a ainsi déclaré le 22 novembre 2021 une « guerre d’indépendance économique ». Il n’est effectivement pas prêt à infléchir sa politique de taux bas. Pourtant, alors que la catastrophe économique se rapproche, Erdogan a été forcé de réagir le 20 décembre 2021. Son nouveau plan consiste à garantir le retour sur investissement de l’épargne en lires par rapport aux grandes monnaies.

Ainsi, si quelqu’un place de l’argent sur un compte rémunéré à 14 %, mais que la lire chute dans le même temps de 30 % par rapport au dollar, le Trésor turc complétera la différence. Cette nouvelle fut bien accueillie par la population et les investisseurs, et la lire s’est appréciée, passant de 18 lires pour 1 $ à 11 lires. Cela rassure les investisseurs et montre qu’Erdogan est tout de même conscient des risques de sa politique. Mais cela fait finalement reposer le risque de change sur les épaules du contribuable turc et in fine va affaiblir les finances publiques.

Cette solution ressemble ainsi plus à un cache-misère pour tenter d’enrayer la spirale de dépréciation qu’à une véritable solution de long terme. La suite des événements nous confirmera si des réformes plus ambitieuses, voire un abandon de la politique de taux bas, sont nécessaires pour éviter une crise de grande ampleur en Turquie.