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Aujourd’hui, la plupart des grandes entreprises sont des sociétés anonymes par actions. Cela signifie que la société appartient à ceux qui en détiennent les parts : les actions. Mais quelle est l’origine de ce modèle qui permet de lever beaucoup de capitaux pour créer et faire vivre une entreprise ? La réponse se trouve dans le Amsterdam du XVIIᵉ siècle. Nous verrons dans quel contexte, pourquoi et comment les Hollandais ont ainsi créé la première grande entreprise par actions. Et comment ils ont par là démontré l’utilité d’une des plus grandes innovations de l’histoire de la finance.

Au début du XVIᵉ siècle : la Hollande est ruinée

Une guerre civile exténuante….

En 1555, les Pays-Bas et la Belgique actuels passent sous l’emprise de la couronne d’Espagne. Hostiles à cette nouvelle domination, notamment pour des raisons religieuses (l’Espagne est catholique alors qu’une majorité des habitants de Hollande sont protestants), des conflits éclatent dès 1568 et les Provinces-Unies (les Pays-Bas actuels) déclarent leur indépendance en 1581. Le conflit s’apaise au tournant du XVIᵉ siècle, mais le pays est ruiné par des années de guerre bien que l’élite protestante des Pays-Bas espagnols (Belgique actuelle) vienne trouver refuge aux Provinces-Unies.

… mais des opportunités de commerce au long cours

Grand peuple de marins, les Hollandais cherchent à tirer parti du commerce des épices dont les Portugais, les Espagnols et, dans une moindre mesure, les Anglais s’adjugent les plus grosses parts. En effet, avec le passage du Cap de Bonne-Espérance par Vasco de Gama en 1498, il est désormais possible d’aller se procurer des épices directement en Asie, sans passer par les intermédiaires musulmans et italiens (vénitiens et génois principalement).

Ceci, en détournant les richesses d’Italie, participe à la transition du centre de l’économie-monde de la Méditerranée vers l’Atlantique comme le documente Fernand Braudel. Les épices sont un bien de luxe en Europe et le commerce depuis l’Asie de celles-ci, bien que très dangereux (piraterie, tempête, mutinerie…), peut se révéler très rentable. Certains armateurs hollandais décident donc de financer des expéditions pour aller chercher des épices en Asie. Les rendements en cas de retour du bateau étaient gigantesques, mais il était aussi courant de perdre le bateau et donc de tout perdre. Ainsi, sur les 65 bateaux affrétés par des armateurs entre 1595 et 1601, on dénombre 10 % de perte.

Une nouvelle organisation pour l’entreprise : la société anonyme par actions

Un moyen de diversifier le risque

Souhaitant rivaliser avec les autres puissances européennes déjà bien établies dans le commerce au long cours, les Hollandais créent une compagnie nationale pour unir leurs forces en 1602. Cette compagnie, la Compagnie unie des Indes orientales (Vereenigde Oost-Indische Compagnie ou VOC) se voit alors attribuer le monopole du commerce avec l’Orient. Mais surtout, c’est une compagnie anonyme par actions : ce qui signifie que n’importe qui peut acheter des actions, des parts dans cette entreprise.

La VOC va, avec cet argent, financer la construction de bateaux et les affréter pour partir en expédition. Une fois les bateaux revenus, la VOC partage une part des revenus de l’expédition entre tous les propriétaires de titres, donc verse ce qu’on appelle aujourd’hui des dividendes. Le système est simple, on donne du capital aujourd’hui en échange d’un droit de décision et d’un droit sur les profits de demain.

Dans quel but ?

Mais pourquoi une telle organisation ? Elle permet de mutualiser les risques de deux manières. D’abord, chaque actionnaire possède une part d’une flotte de bateaux, il a donc une probabilité raisonnable d’espérer le retour d’au moins un ou plusieurs bateaux qui généreraient un revenu. La logique est la suivante : comme beaucoup de bateaux n’arrivent pas à réaliser l’expédition complète, il vaut mieux posséder un dixième de dix bateaux plutôt que de posséder entièrement un bateau. Les risques sont donc mutualisés et, pour un individu, le risque est diversifié.

Aussi, cela permet de répartir le coût de certains projets. Par exemple, les navires hollandais étaient beaucoup victimes de piraterie ou d’attaque espagnole (dans un contexte de guerre économique mercantiliste). Pour pallier cela, la VOC assure une protection commune des navires. Seule une grosse compagnie peut entretenir une flotte de guerre et ici le coût de la protection par bateau est faible. Cela se développe en même temps que les premières assurances maritimes, qui cherchent elles aussi à diminuer le risque pris par les investisseurs.

Détails du fonctionnement

L’entreprise est dirigée par le conseil collégial des Heeren XVII, constitué de dix-sept hommes. Ils maîtrisent les ventes, sont en lien avec les marchands en Asie et fixent le niveau des dividendes année par année. En général, les dividendes sont de 35 à 40 % du prix de l’action, ce qui témoigne de la grande efficacité de l’entreprise. N’importe quel habitant peut acquérir un titre de la VOC, titres qui sont d’abord échangés sur un pont (le Damrak), puis dans une bourse construite à cet effet en 1611.

Chaque personne possédant au moins dix actions peut même prétendre à des fonctions de direction. Ainsi, le capital de départ de la VOC est de 6,3 millions de florins (soit 100 millions de dollars actuels) divisés en 2 000 actions. Elle dépasse alors largement ses concurrentes anglaises ou espagnoles et cela en fait la première grande société anonyme au monde.

Une entreprise surpuissante, exemple du capitalisme ?

La VOC fait la richesse des Pays-Bas avec le soutien de l’État

Au-delà du monopole sur le commerce des épices, les Provinces-Unies accordent aussi à la VOC le droit de lever une armée, de déclarer la guerre, de saisir des territoires et de réduire en esclavage. Ces droits l’habilitent alors à fonder un véritable empire colonial et différents comptoirs aux quatre coins de l’Asie, dont l’épicentre est Batavia (aujourd’hui Jakarta en Indonésie) à partir de 1611. Un personnel permanent est établi dans les comptoirs.

À son apogée, elle emploie 150 000 personnes à travers le monde et, par une stratégie d’intégration verticale, maîtrise tout, de la conception du bateau à la vente des épices, et possède même les terres sur lesquelles sont cultivées certaines denrées rares. Cette organisation (et ce monopole) permet à l’entreprise de s’adjuger une marge estimée à 1 500 %. Elle envoya près de 1 800 bateaux en Orient durant ses deux siècles d’existence.

Le mercantilisme

La stratégie politique de création de la VOC s’inscrit aussi dans un courant de pensée économique : le mercantilisme. Les Provinces-Unies, en raison de la faible surface de leur pays et de l’étendue des zones marécageuses, avaient une production alimentaire insuffisante pour nourrir leur population. Leur balance commerciale était donc négative et elles ne pouvaient accumuler un stock d’or : objectivisation de la richesse pour les mercantilistes.

La fondation de colonies et le commerce au long cours étaient ainsi un moyen de pallier ce manque en revendant ces produits de luxe dans d’autres pays européens. Aussi, une large part des profits de la VOC furent réinvestis dans des projets d’infrastructures, de digues et de pompage afin de gagner du terrain sur la mer et de mieux assurer la production alimentaire hollandaise.

Dès les années 1650, on parle d’âge d’or hollandais et les Pays-Bas sont alors la plus grande puissance économique européenne. Historiquement, cela se voit avec le niveau des taux d’intérêt : un marchand amstellodamois pouvait emprunter à 4 % quand cela coûtait 10 % à un marchand londonien. Ceci pour deux raisons : les compagnies et l’économie en général étaient en bonne santé. Mais aussi les individus de toute classe sociale avaient pris l’habitude d’investir dans des titres financiers (actions ou dettes, notamment pour financer des projets d’assèchement des terres) et donc l’épargne populaire était drainée de manière plus efficace par les banques. Les richesses de cette période sont celles peintes par Rembrandt.

Alors, quelle postérité pour ce modèle et pour cet exemple ? Doit-on y voir l’invention du capitalisme moderne ?

En partie, oui. Le modèle de la grande société anonyme par actions est devenu courant et adopté par la plupart des grandes entreprises d’aujourd’hui. La VOC était la plus grosse entreprise de son temps, voire, selon les méthodes de calcul, la plus grosse entreprise de tous les temps avec une valeur estimée au XVIIᵉ à 78 millions de florins, soit en ajustant avec l’inflation 7 900 milliards de dollars. C’est presque autant que la capitalisation combinée des GAFAM actuels.

En ce qui concerne la recherche de diversification du risque, le modèle de la VOC est très proche de celui adopté par les entreprises de venture capitalism (les entreprises qui financent des start-up dans leurs premiers moments d’existence). En effet, le taux d’échec chez les start-up est relativement élevé mais en cas de réussite, l’investissement initial peut être multiplié par 10 ou 20. Ainsi, il est plus sensé de prendre une petite participation dans beaucoup de start-up qu’une grosse dans une seule start-up. C’est encore un moyen de diversifier les risques.

Pour autant, on ne peut pas en faire un modèle pour le capitalisme libéral actuel

Il faut garder en tête que la création de cette compagnie est largement influencée par les préceptes mercantilistes et donc par le poids de l’État. L’État lui confie un monopole et des prérogatives extra-économiques qui ont servi son développement. Il est nécessaire de rappeler que ce développement s’est fait à l’encontre des populations locales notamment par la dépossession et l’esclavage, et parfois même par ce que certains appellent des « crimes contre l’humanité », bien que le terme soit anachronique. C’est bien l’innovation financière et organisationnelle de la grande entreprise anonyme par actions qui sera, elle, précurseur du capitalisme.

Aussi, la VOC est un exemple et un acteur clé de la première mondialisation au sens des historiens (celle issue des Grandes Découvertes), car elle participe à la circulation des marchandises mais aussi des personnes. Elle transporta en deux siècles (1602-1799) près d’un million d’Européens. Elle est, d’une certaine manière, précurseur de la mondialisation qu’on connaît aujourd’hui.