La genèse de l'organisation industrielle : qu'est-ce que la proto-industrialisation ?

Le fait que la production industrielle soit réalisée dans une usine où se retrouvent de nombreux travailleurs et des machines nous paraît aujourd’hui évident. Mais il y a toujours eu une des productions industrielles dans les sociétés humaines sans pour autant qu’il n’y ait d’usines à proprement parler. Alors comment en sommes-nous arrivés là ? Pour expliquer l’avènement de l’usine, il est intéressant de s’appuyer sur la forme d’organisation qui la précède en Occident juste avant la Révolution industrielle : la proto-industrialisation.

  

Qu’est ce que la proto-industrialisation ?

Le concept même de « proto-industrialisation » apparaît en 1972 sous la plume de l’historien américain Franklin Mendels (« Proto-Industrialization : The First Phase of the Industrialization Process », The Journal of Economic History). Dans son article il s’intéresse aux forme d’activités mixtes conduites par les paysans européens au XVIIIe. Par mixte, nous entendons que ces paysans en plus de leur travail au champ participaient à une production industrielle à leur domicile. Au XVIIIe, 2/3 de la laine filée en Picardie était réalisée par des paysans par exemple.

Les caractéristiques essentielles de cette production est qu’elle est domestique (sur l’exploitation) et saisonnière (souvent pendant l’hiver lorsque les cultures demandent moins de travail). La conjonction de ces deux facteurs confère aux paysans une forte autonomie dans l’organisation et le partage de leur temps de travail. Rajoutons que, bien souvent, cette activité est familiale : tous les membres de la famille (dont les enfants) sont appelés à prêter main forte. Ces productions sont réalisées pour des marchands-fabricants urbains qui exercent un contrôle variable sur les méthodes de production. Le gros de la production est souvent destiné à être vendu hors de la région (draps de Bretagne, montres du Jura…).

Ce système est donc aussi connu sous le nom de domestic system ou de putting-out system. En effet, les négociants passaient commande aux paysans et leur procuraient la matière première avant de récupérer le produit fini. On distingue trois formes dans la proto-industrialisation : soit la famille contrôle les inputs et moyens de production, soit on lui fournit les matières premières mais elle reste propriétaire des moyens de production, soit enfin elle ne possède ni les matières premières ni les outils.

In fine cette activité permet aux familles rurales de se procurer plus de ressources. Ceci aurait, selon Mendels, favorisé la croissance démographique ainsi que l’accumulation de capital qui seront des éléments nécessaires à la Révolution industrielle.

Pourquoi passer au système industriel ?

Si on comprend que le système proto-industriel est en partie la matrice de l’organisation industrielle qui émergera lors de la Révolution industrielle, il reste à savoir pourquoi un tel basculement s’est-il fait ?

Une question d’efficacité

Lorsqu’on s’intéresse à la naissance du système industriel, la première question qui se pose est : pourquoi concentrer tous les travailleurs dans un lieu unique ? En effet, selon S. Marglin (« What do bosses do ? », 1974), dans les premiers temps de l’industrie, les machines utilisées à domicile dans le domestic system sont les mêmes que celles dans les usines (la mule-jenny par exemple). Il n’est donc pas nécessaire de rassembler les ouvriers pour leur donner accès au machines. Selon Smith notamment, le regroupement des individus ainsi que leur spécialisation au sein de l’usine permet de ne pas flâner entre les tâches et permet un effet d’apprentissage accru. Or, Marglin souligne que par rapport au schéma proto-industriel, cet effet d’apprentissage ne vaut que pour les tâches très complexes.

Pour autant, Landes (« What do bosses really do ? », 1986) affirme que l’organisation en manufacture est plus efficace en s’appuyant sur le principe de Babbage : il devient plus facile de faire coïncider la main d’œuvre avec la qualification nécessaire. Surtout, pour Williamson (1975), le regroupement des individus et par extension des activités est plus efficace en termes de coûts de transaction.

Une révolution dans notre rapport au temps et à l’espace

Penchons-nous désormais sur les implications d’un tel changement de paradigme. Le passage à l’organisation industrielle a profondément modifié le rapport que nos sociétés ont au temps et au lieu. En effet, alors que les travailleurs sont réunis dans l’usine, il devient difficile d’évaluer la production de valeur issue du travail de chacun. L’objectivation du travail des ouvriers se fait donc par le temps. La nécessité de mesurer un temps de travail précis amène à développer des instruments de mesure plus précis et à généraliser montres et horloges. Le développement du paiement à l’heure nécessite aussi un plus gros contrôle et donc l’embauche de contremaîtres pour pointer les ouvriers et en surveiller la cadence. Ainsi, alors que le travail était intégré dans les autres activités sociales et domestiques dans le domestic system, le travail est désormais temporellement totalement séparé des autres activités. On parle alors de temps de travail.

De même, l’émergence de l’usine ou de la manufacture isole spatialement le travail des autres activités sociales. Auparavant, le lieu de travail était intimement lié au domicile. Désormais, les travailleurs doivent se rendre dans des lieux spécifiques, des « lieux de travail », qui les obligent bien souvent soit à de longs trajets, soit à simplement quitter leurs maisons (phénomène qui participe à l’exode rural).

L’émergence d’une véritable question sociale

Au-delà des conséquences spatiotemporelles, ce sont surtout des conséquences sociales que porte ce changement. Effectivement, Marglin (op. cit.) affirme que la volonté de rassembler les travailleurs en un même lieu est surtout motivée par le besoin de les contrôler. Effectivement, rassemblés dans une usine, les ouvriers sont encadrés et observés en permanence. Cette forme de panopticon les oblige à se donner entièrement dans leur travail et les soumet à la direction. Il affirme que si l’organisation de la production s’est faite de manière hiérarchique ce n’est pas pour une plus grande efficacité mais surtout pour permettre d’intensifier et d’exploiter le travail, qui, in fine, va assoir la position dominante du capitaliste. Finalement, cette division du travail et ce contrôle permanent peut conduire au phénomène d’aliénation décrit par Marx où le travailleur est dépossédé de son travail. Ainsi cette nouvelle organisation en usine n’est pas née d’une accumulation de capital mais plutôt d’un besoin d’imposer une hiérarchie.

Autre révolution : le passage au système manufacturier vient amorcer la transition progressive des sociétés entières vers le salariat. Le ouvriers sont alors dépendant de leur activité manufacturière qui est leur seule source de revenu. Ainsi pour Marglin : « les avances sur salaire sont au capitaliste ce que les échantillons d’héroïne sont au revendeur : un moyen de créer de la dépendance ». Finalement, cette révolution marque la fin progressive des productions autonomes et domestiques, consacrant une plus grande division du travail au sein des unités productives mais aussi et surtout au sein de la société.

 

Le télétravail et le nomadisme, vers un nouveau modèle ?

Mais quel est l’écho de ces transformations aujourd’hui ? A l’heure où la digitalisation progresse et où le travail se fait de plus en plus à distance, on pourrait penser que l’on revient à des formes de travail proches du domestic system. Le nombre de travailleurs indépendants augmente, souvent ils se consacrent à diverses activités à la fois et par conséquent ont une organisation que l’on peut considérer proche de la proto-industrie. Pour autant, il ne me semble pas que le télétravail, bien qu’il donne plus de flexibilité temporelle et intègre le travail à nouveau dans la sphère domestique, soit fondamentalement différent du travail en bureau. Si on s’attarde sur les arguments développés par Marglin, le télétravail n’empêche pas un contrôle important des employés dont l’activité et la production est évaluée constamment par des KPI, malgré la distance. L’avenir nous dira si cela réduit réellement la force et le contrôle de la hiérarchie. Aussi, le télétravail rend possible l’émergence de « digital nomads », personnes pouvant travailler depuis n’importe où et qui donc finalement ne sont plus soumises à un lieu de travail défini et bien souvent par là à une réglementation du travail ou fiscale définie. Cela, in fine, pourrait mener à une compétition mondiale pour attirer ces travailleurs sur son territoire et renforcer les inégalités géographiques, mais aussi redonner du pouvoir dans les mains des salariés.