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En 2000, Kenneth Pomeranz signe Une grande divergence : La Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale. Cet ouvrage d’histoire économique comparative cherche à expliquer pourquoi la Grande-Bretagne puis l’Europe ont connu une révolution industrielle à la fin du XVIIIᵉ siècle au contraire de la Chine. Ouvrage majeur de la Global History (Pomeranz s’appuie directement sur des sources chinoises et japonaises), il a eu le mérite de dépasser des analyses ethnocentrées de la révolution industrielle et propose une thèse originale, bien que fortement débattue. Ce sont davantage les ressources que les mentalités qui ont permis à l’Europe de s’industrialiser relativement plus vite que la Chine. Penchons-nous sur les étapes de sa démonstration et sur les débats qu’elle suscite.

Au début de l’époque moderne : des niveaux de vie similaires en Europe et en Asie

Le premier postulat de Pomeranz est d’affirmer que les niveaux de vie des régions les plus avancées d’Europe (l’Angleterre) et d’Asie (la région du Bas Yangzi) étaient similaires à la fin du XVIIIᵉ siècle. Il reprend par là des éléments avancés par Paul Bairoch (1971) qui affirme qu’avant la révolution industrielle aucun pays ne pouvait se déclarer comparativement plus riche que les autres.

Pomeranz analyse aussi la variable clé que sont les institutions. En effet, il affirme (et ce sera un des axes majeurs de la critique de son analyse) que les institutions protègent la propriété d’une égale manière en Angleterre et en Chine. Aussi, il affirme que les traditions et coutumes ne représentent pas un obstacle substantiel à l’industrialisation de la Chine.

Pour Pomeranz, certains facteurs décisifs expliquent que la révolution industrielle soit d’abord européenne

Un problème de disponibilité des terres

Alors quel facteur explique que l’Angleterre ait connu une ascension industrielle par rapport au reste du monde ? Le cœur de la thèse de Pomeranz fait écho aux inquiétudes de Malthus (Essai sur le principe de population, 1798). Il affirme que l’Angleterre et le Bas Yangzi étaient sur le point d’atteindre une saturation de leurs ressources naturelles à l’entrée du XIXᵉ siècle. Il n’y avait pas assez de terres pour produire les matières premières nécessaires à l’alimentation, à l’énergie et à la production des régions et des populations concernées.

Ainsi, ces deux régions connaissaient une déforestation avancée et une hausse des prix des denrées alimentaires qui auraient pu enrayer leur développement économique. La différence entre la trajectoire de développement chinoise et anglaise réside alors dans la capacité des Anglais à utiliser une nouvelle source d’énergie qui ne demande que peu de surface (le charbon) et à se fournir en produits cultivés à l’étranger grâce à la colonisation.

Pour l’énergie : la solution du charbon

D’abord, penchons-nous sur la question du charbon dont on sait qu’elle est l’énergie motrice de la révolution industrielle européenne des XVIIIᵉ et XIXᵉ siècles. Pour Pomeranz, le principal problème lié à la rareté des sols est son impact sur l’énergie. Un manque de terres arables pousse à la déforestation qui détruit de potentielles sources d’énergie. La Chine comme l’Angleterre possèdent de grandes réserves de charbon. Mais les réserves anglaises étaient plus accessibles et plus proches de centres de production, ce qui fait que cette source d’énergie a très vite remplacé le charbon de bois et a donc libéré des terres pour les cultures notamment.

À l’inverse, les réserves chinoises sont localisées au nord du pays alors que la région dynamique de l’époque, le Bas Yangzi (à côté de l’actuelle Shanghai) se situe au sud du pays. L’Angleterre a donc trouvé dans cette source d’énergie abondante, peu coûteuse et proche, un avantage permettant de libérer des terres.

Pour les vivres et les matières premières textiles : les colonies

Ensuite, l’Angleterre a pu externaliser une partie de son système productif grâce aux colonies. Les productions agricoles et cotonnières du Nouveau Monde ont là encore permis de surmonter le verrou malthusien qui menaçait l’Angleterre en approvisionnant les populations en vivres et l’industrie textile en matières premières beaucoup plus abondantes que la laine anglaise. Pomeranz parle « d’hectares fantômes » dans les économies extérieures que s’adjuge la Grande-Bretagne, maîtresse des mers. La possession et l’encadrement d’un empire dispensent en quelque sorte l’Angleterre d’avoir un espace agricole national suffisant.

Il ne faut pas pour autant faire de Pomeranz un marxiste

Bien qu’il rappelle les théories marxistes selon lesquelles l’esclavage et le mouvement des enclosures auraient été les deux moments de l’accumulation primaire de capital en Angleterre qui auraient permis le financement de la révolution industrielle, il les réfute en s’intéressant uniquement à la question de la disponibilité des ressources. D’ailleurs, certains auteurs ont montré que le capitalisme n’a pas toujours profité de la colonisation (J. Marseille, 1984) ou encore que ceux qui récoltaient les fruits du commerce triangulaire dépensaient leur argent plus dans les biens de luxe que dans l’investissement productif (O’Brien, 1982 ; Pétré-Grenouilleau, 1996).

Toutefois, les analyses de Pomeranz sont critiquées

Des différences culturelles et institutionnelles importantes

Par sa thèse, Pomeranz s’oppose à la théorie classique qui date de Weber. Celle-ci trouve la racine de la révolution industrielle chez une forme « d’esprit européen » issu de la Réforme protestante (L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme, 1905). Les Européens, en se détachant davantage des dogmes religieux et en développant un esprit plus rationnel que les autres nations, auraient ainsi donné naissance au capitalisme qui va venir culminer dans la révolution industrielle.

Cette idée ancienne avait été plus récemment affirmée par David Landes (Richesse et pauvreté des nations, 2000), où il reconnaît que la Chine a une avance sur les technologies prénewtoniennes (poudre, imprimerie, papier), mais que l’utilisation qui est faite de ces techniques est différente. Le développement technique de l’Europe est animé par des esprits mercantiles et conquérants qui veulent s’adjuger les innovations pour leur profit. De ce fait, à partir du XVIIᵉ siècle, les Européens développent un esprit plus orienté vers l’innovation, l’initiative et le changement, alors que les Chinois acceptent plus volontiers le statu quo. Le savoir et son accumulation deviennent alors décisifs dans la révolution industrielle.

Aussi, les institutions ont une place importante dans cette discussion. Pomeranz affirme qu’elles sont de qualité égale, mais cela semble discutable. D’abord, le pouvoir chinois est fort et coercitif. Or, selon Joel Mokyr (The Gifts of Athena, 2002), les innovations européennes sont nées d’une liberté d’expression et d’une possibilité de fuir les tyrans. Les hommes de lettres de toute l’Europe échangeaient entre eux en latin afin de former une « République des idées », émulation qui permit le développement intellectuel de l’Europe.

 

Mais la question des terres agricoles ne pourrait être qu’une conséquence d’une divergence plus ancienne

Selon l’historien japonais Kaoru Sugihara, la divergence est bien plus ancienne et on voit dès le XVᵉ siècle que la Chine prend une trajectoire intensive en travail, alors que l’Europe adopte plutôt une trajectoire intensive en capital. Selon lui, seule la seconde est réellement capitaliste dans la définition du capitalisme comme esprit et mouvement historique amenant à contourner les cadres institutionnels et sociaux qui limitent l’accumulation de capital.

Aussi, beaucoup soulignent que, malgré une potentielle contrainte sur les ressources, la Chine n’a pas connu les mêmes avancées technologiques que l’Europe et l’aspect technologique pourrait revêtir beaucoup plus de poids que les données de contrainte écologique. Il semble que l’adoption du charbon soit ainsi plus le fait de la mise en place d’une innovation plus efficace, la machine à vapeur, que la simple volonté d’épargner des terres. Ce sont donc, pour certains, d’abord et avant tout les innovations qui ont permis de libérer des terres et ont appelé à plus de matières premières dans le textile par exemple.

Ainsi, l’œuvre de Pomeranz a véritablement éveillé un débat sur la genèse de l’ordre économique des XVIIIᵉ et XIXᵉ siècles. En retournant la question traditionnelle « Pourquoi la Chine n’a-t-elle pas fait sa révolution industrielle ? » en « Pourquoi la Grande-Bretagne a-t-elle réussi à faire sa révolution industrielle alors que les autres étaient dans une situation proche ? », il a eu le mérite de soulever des variables clés dans le développement des économies.

Cela permet d’envisager le rôle de l’agriculture, voire des révolutions agricoles dans le développement économique. En ouverture, notons tout de même que nous connaissons maintenant une nouvelle grande divergence, mais où les rôles sont inversés, car la Chine semble prendre de plus en plus le pas sur l’Europe, notamment dans certaines nouvelles technologies comme la 5G.