Ce sujet, à mon humble avis, ne pourrait pas tomber à HEC ou à l’ESSEC/EDHEC. Les sujets sous forme de question tombent rarement dans ce genre d’école, et c’est un sujet relativement accessible. Il n’y a pas de « piège » apparent qui permettrait de distinguer efficacement les candidats. Mais si du point de vue de la forme, cela m’étonnerait que vous puissiez avoir un tel sujet, du point de vue du fond, c’est une autre histoire !

La problématique liée à la notion de l’oubli est cruciale pour votre thème de cette année. La question de la mémoire est très contemporaine : les nouvelles technologies nous offrent de plus en plus la possibilité de nous souvenir de tout, d’avoir une mémoire infaillible. Faut-il laisser la science améliorer sans cesse nos capacités mémorielles ? Quels sont les risques ?

N’oubliez pas la dimension actuelle du thème ! L’essor de l’intelligence artificielle (IA) entraîne avec lui de « nouveaux » problèmes philosophiques essentiels qui doivent être pensés par les générations actuelles et futures. À vous de montrer que ces problèmes contemporains ne sont pas si nouveaux et que votre immense culture sur la matière vous permet de les penser avec rigueur.

Il est donc intéressant d’avoir en tête une « grille d’analyse » pour répondre à ce type de problématique. Sous une autre forme, ce sujet a de fortes chances de tomber le jour du concours, quelle que soit la banque d’épreuves ou l’école qui propose l’épreuve de CG.

Problématisation

L’émergence de nouvelles technologies, qui nous offrent la possibilité d’accroître nos capacités mémorielles, pose de nombreuses questions. En effet, ce n’est pas parce qu’une nouvelle technologie est mise au point qu’il faut nécessairement la diffuser au plus grand nombre et l’utiliser. Comme nous l’enseigne Platon dans son mythe de Theuth (Le Phèdre) notamment, c’est au politique de déterminer le niveau de développement de la technique. Autrement dit, le savant doit obéir aux consignes du roi, et n’a pas pour rôle d’introduire une nouvelle technologie sans son accord.

À nous autres, les rois philosophes, de juger si de nouvelles technologies permettant de nous souvenir de tout doivent être développées ou non.  Pour résumer, c’est un problème moral et politique avant d’être un problème technique, et c’est pourquoi nous poser la question suivante : devons-nous améliorer notre mémoire de telle sorte qu’elle nous permette de nous souvenir de tout ? 

Cette démarche, qui interroge davantage l’utilité d’une mémoire infaillible, nécessite de réfléchir aux critères qui nous permettent de juger s’il est nécessaire de se souvenir de tout. Ces critères pourraient aussi nous permettre de distinguer ce qui doit être conservé et ce qui doit être oublié. Ils peuvent être : la connaissance, la vie, le bonheur, la liberté… Il faudra être synthétique.

Outre ces critères normatifs, nous devrions établir aussi certaines distinctions permettant de réfléchir plus finement à ce problème, notamment :

– entre l’échelle individuelle et l’échelle collective ;

– entre la mémoire-image et la mémoire-habitude ;

– entre les différents moyens pour se souvenir de tout : l’écriture, les nouvelles technologies…

I – La nécessité épistémique d’une mémoire infaillible

1) L’Homme atteint la vérité par la réminiscence

PLATON vs ÉPICURE : la mémoire.

La théorie de la réminiscence de Platon constitue une valorisation manifeste de la mémoire. Comme nous vous l’expliquions dans l’article consacré à la théorie platonicienne de la mémoire, la réminiscence est le moyen d’accès à la vérité. C’est lorsque notre âme se souvient de son passage dans le monde des idées que nous pouvons connaître le vrai, le juste et le beau.

Autrement dit, la mémoire est condition de la connaissance : à mesure que nous la développons, nous nous enrichissons de savoir et nous approchons le vrai.

SAINT AUGUSTIN, Les Confessions, Livre X, chap. VIII : La puissance de la mémoire.

Cette valorisation de la mémoire se retrouve chez un auteur comme Saint Augustin. Dans un magnifique passage de son livre autobiographique, il décrit la mémoire comme un palais dans lequel s’entreposent des richesses. Pour lui, nos autres facultés, qui nous permettent d’accroître notre connaissance, dépendent elles aussi de la mémoire. C’est grâce à elle que nous pouvons comparer et ainsi anticiper l’avenir : elle a une fonction essentielle dans notre connaissance du monde empirique.

2) La santé mentale d’un homme s’améliore à mesure que sa mémoire se perfectionne

SCHOPENHAUER, La folie est une maladie de la mémoire.

Un homme en bonne santé mentale est un homme doté d’une bonne mémoire. Schopenhauer valorise également l’accroissement de la mémoire : celle-ci doit être cultivée, sans quoi nous courons le risque de devenir fous.

FREUD, L’oubli des noms propres.

Dans cette même perspective, Freud nous dit qu’une mémoire efficiente est le signe d’une vie psychique équilibrée. Plus précisément, c’est le fait de ne pas refouler de souvenirs, qui est l’indice d’une bonne santé mentale. Un individu qui est capable de se souvenir de tout

La bonne santé mentale, condition nécessaire d’accès à la connaissance, passe par une amélioration continue de notre mémoire.

3) La mémoire collective est garante de l’équilibre de la société et de la liberté humaines

Cette nécessité d’une mémoire infaillible se vérifie également à l’échelle collective. La mémoire collective est la condition nécessaire de développement d’une civilisation, et donc de la connaissance à l’échelle historique.

HALBWACHS, La mémoire collective.

Halbwachs montre que la déformation des mémoires individuelles pour former une mémoire collective est la condition nécessaire du maintien de la société. C’est grâce à la mémoire que peut s’élaborer une civilisation et s’épanouir la connaissance, l’accès au vrai. C’est pourquoi nous pouvons également argumenter dans le sens d’une nécessité de se souvenir de tout, mais cette fois-ci à l’échelle d’une société.

JACK GOODY, Mémoire mécanique et mémoire créatrice.

L’anthropologue Jack Goody montre lui aussi, grâce à ses travaux ethnographiques, que la mémoire mécanique est une condition du progrès d’une civilisation et de l’accumulation de connaissances.

LA BOÉTIE, Mémoire de la liberté et servitude volontaire.

La Boétie attribue à la mémoire une fonction particulière : un rôle émancipateur pour l’Homme. Les plus éclairés d’entre nous peuvent se souvenir d’une condition dont ils n’ont jamais fait l’expérience, à savoir la liberté naturelle. Ils permettront ainsi aux Hommes, grâce à leur mémoire, de se libérer de la servitude volontaire.

TRANSITION : Dans cette première partie, nous avons considéré que la recherche de perfectionnement de la mémoire, que ce soit à l’échelle individuelle ou collective, était une bonne chose. Elle est condition d’accès à la connaissance, à l’échelle individuelle, mais aussi condition de développement d’une civilisation et du progrès des sciences et des arts. Plus encore, la mémoire par nature est une bonne chose et la cultiver aussi, puisqu’elle est la condition de notre libération de la servitude volontaire : elle nous permet de nous souvenir de notre liberté perdue.

Mais à l’ère d’une société fondée sur l’utilitarisme, nous devons également juger des conséquences d’une mémoire infaillible, nous permettant de nous souvenir de tout. Si par sa nature même la mémoire est bonne, il faut néanmoins en étudier les conséquences sur la vie humaine. Est-il utile pour l’homme de développer à l’infini ses capacités mémorielles ?

II – L’excès de mémoire porte préjudice à la vie humaine

1) L’usage de la technique sur la mémoire menace la véritable mémoire…

PLATON, Mythe de Theuth : mémoire et écriture.

Nous évoquions déjà ce mythe en introduction. Nous y faisons référence ici pour montrer que, naturellement, notre mémoire ne nous permet pas de nous souvenir de tout. Seuls des artifices, des technologies extrinsèques, nous le permettent. Or, de telles technologies affaiblissent notre véritable mémoire puisqu’en nous reposant sur des supports extérieurs (les livres…), nous ne l’exerçons plus. En cela, nous nous dépossédons de notre savoir et nous prenons le risque de ne plus rien connaître.

BLACK MIRROR : Mémoire et nouvelles technologies.

Le risque de faire appel à de nouvelles technologies n’est pas simplement d’affaiblir notre véritable mémoire. Il est pluriel : si nous nous souvenons de tout, nous menaçons notre équilibre psychique et notre bonheur. C’est ce que montre l’épisode « Retour sur image » de la saison 1 de Black Mirror.

2) Une mémoire-image parfaite est nocive à l’individu

BERGSON, Mémoire-habitude et mémoire-image.

Rappel de la définition de la mémoire-image, à distinguer de la mémoire-habitude.

BORGES, L’hypermnésie.

L’excès de mémoire-image entraîne le risque de ne plus pouvoir vivre… l’impossibilité même d’agir !

BAUDELAIRE – Le poids de la mémoire

Une civilisation qui cultive excessivement la mémoire menace la vie de ses membres. Baudelaire offre ici une peinture macabre de la mémoire, dont le poids le plonge dans le spleen et la mort. Le poète valorise l’oubli contre l’excès de mémoire.

TRANSITION : Lorsque la mémoire nous rend capables de nous souvenir de tout, elle prend une forme pathologique. Ce n’est pas de tout qu’il faut se souvenir, mais de ce qui est nécessaire pour l’épanouissement de nos facultés cognitives et pour la vie. En d’autres termes, il ne faut pas empêcher les fonctions de la mémoire de s’équilibrer par elles-mêmes, sans quoi nous risquons de porter atteinte à nos fonctions vitales.

III – Les fonctions vitales sont assurées lorsque la mémoire est équilibrée

1) L’oubli est une loi de la mémoire

RIBOT, Affaiblissement de la mémoire.

Le fonctionnement cognitif de la mémoire nécessite l’oubli. Intervenir dans ce processus naturel qui équilibre notre mémoire contrevient à la loi de l’amnésie rétrograde : pour fonctionner efficacement, nous avons besoin d’oublier. Les nouvelles technologies, en empêchant ce processus d’oubli, menacent l’équilibre de la mémoire et son fonctionnement.

2) L’équilibre entre mémoire et oubli

NIETZSCHE, L’oubli comme condition de la vie.

Nietzsche est l’auteur par excellence qui fait l’apologie de l’oubli contre la mémoire. Il considère que celle-ci est une fonction vitale de l’Homme, et que la vie humaine, pour s’exalter, doit pouvoir oublier. Elle doit à la fois oublier et se souvenir : oublier pour agir de manière non historique et se souvenir pour agir de manière historique.