Capitalisme

« Donnez-moi une bonne raison pour laquelle nous ne méritons pas un salaire minimum de 30 dollars de l’heure alors que cet homme gagne 4 000 dollars par seconde ». Voici la déclaration d’un ex-employé d’Amazon en août 2020 après avoir été licencié pour avoir organisé une grève au sein de l’entreprise. Elle semble s’inscrire dans la continuité du #eattherich en vogue sur les réseaux sociaux pour dénoncer l’accroissement toujours plus important de la fortune des plus riches.

À l’heure où les contestations se cristallisent, après avoir été notamment ravivées par la crise de la Covid, l’idée d’un capitalisme qui aurait atteint ses limites semble faire sens. Dès lors, est-ce la dernière chance du capitalisme tel que nous le connaissons aujourd’hui ? Est-il temps de le réformer ?

Introduction

Comme tu l’auras sûrement compris, le but de cet article, basé sur l’ouvrage La Dernière Chance du capitalisme (2021) de Patrick Artus et Marie-Paule Virard, est de questionner la viabilité du capitalisme néolibéral. Cela est à mettre en lien avec la partie du programme de première année portant sur les transformations des structures économiques et servira dans des sujets qui questionnent la soutenabilité du système actuel. De tels sujets sont tombés en 2020 (cf. ESH ESSEC et HEC) et devraient être de plus en plus nombreux à l’avenir.

Partie 1 : Le grand déraillement du capitalisme…

Un capitalisme qui a pourtant eu du succès…

La révolution industrielle, la naissance d’un capitalisme source d’efficacité

Il faut dire que le capitalisme, système basé sur la propriété privée et l’accumulation du capital, a eu son heure de gloire. Pour observer cela, il faut tout d’abord remonter au XIXᵉ siècle. La révolution industrielle, après avoir démarré en Grande-Bretagne dès 1780, s’étend aux autres pays d’Europe. C’est la naissance du capitalisme tel que nous le concevons, avec un objectif premier d’accumulation sans fin. Celui-ci permettra, après des années de stagnation avec une croissance aux alentours de 0,2 %, de dépasser rapidement les 2 % de croissance par an et ainsi de permettre une élévation du niveau de vie.

Les Trente Glorieuses, l’Âge d’or du capitalisme

Mais la période témoignant de la réussite du capitalisme reste celle des Trente Glorieuses, qu’Angus Maddison nomme Âge d’or (L’économie mondiale : une perspective millénaire, 2001). La réussite est claire : plus de trente années de forte croissance aux alentours de 5 % en France avec un chômage quasiment inexistant, autour de 1,8 %, le tout accompagné d’une élévation sans précédent du niveau de vie.

Dès lors, comment rendre compte des contestations actuelles autour du capitalisme, signe de son irrémédiable déraillement ?

 

… mais qui connaît une perte de vitesse depuis le tournant libéral des années 1970…

Les mutations que connaît le capitalisme à l’aune du tournant libéral initié dans les années 1970 seront genèse du déraillement qui se fera ressentir quelques années après. Comment expliquer un tel revirement ?

La base théorique du capitalisme néolibéral

Ce revirement a sans aucun doute une base théorique. Pour cela, il faut revenir aux écrits de Milton Friedman dans son ouvrage fondateur intitulé Capitalisme et liberté paru en 1962. Il est intéressant de noter qu’au début, l’ouvrage paraît dans une relative indifférence, seul l’hebdomadaire britannique The Economist en rendra compte. Ce n’est que quelques années après que l’ouvrage connaîtra un grand succès et servira de base pour amorcer la mue du capitalisme vers le néolibéralisme. Que nous dit concrètement cet ouvrage ?

L’idée est simple : poser les bases d’un système économique qui serait viable non seulement par son efficacité mais aussi par son respect des libertés individuelles. Dès l’introduction, Friedman définit : « Le rôle du capitalisme de concurrence – c’est-à-dire de l’organisation de l’ensemble de l’activité économique grâce à l’entreprise privée opérant sur le marché libre – en tant que système de liberté économique et en tant que conditions nécessaires de la liberté politique. »

Le système capitaliste néolibéral serait le meilleur système qui soit car il serait capable de faire cohabiter dans de bonnes conditions des individus très différents. Un tel système se base sur une déréglementation des marchés du travail pour réduire le chômage, une baisse de la pression fiscale et une ouverture à la concurrence pour encourager l’innovation ainsi qu’une libre circulation internationale des biens, des services et des capitaux.

Pour autant, Friedman insiste aussi sur l’importance de l’État, qui doit assumer pleinement ses fonctions régaliennes (justice, sécurité, éducation…) et pallier les éventuelles défaillances de marché. Enfin, ce système doit être réglé par des règles monétaires strictes pour éviter certains dérapages comme a pu l’être la crise de 1929.

La naissance du capitalisme néolibéral

Dès lors, cette base théorique va inspirer les choix politiques, qui, à partir des années 1970, signent l’arrivée définitive du néolibéralisme tel que nous le connaissons aujourd’hui. De nombreux pays se transforment complètement, mais concentrons-nous ici sur le cas américain. Pendant longtemps, les taux d’imposition ont été très importants aux États-Unis. Le taux marginal d’imposition des profits des entreprises américaines est de 52,8 % et de 77 % pour les tranches supérieures des ménages, jusqu’au tournant libéral des années 1970.

La rupture est marquée par Ronald Reagan, qui signe l’avènement du règne du capitalisme néolibéral en Occident. Une réforme est rapidement votée, faisant ainsi passer la taxation des revenus les plus élevés à 28 % et le taux marginal d’impôt sur les profits des sociétés à 34 %, faisant un sort au système de progressivité fiscale extrêmement ambitieux qui avait été mis en place dans les années 1930.

En parallèle, l’ère Reagan est celle de la dérégulation, notamment du marché du travail et des capitaux, mais aussi de la promotion de la concurrence. La dernière ambition sera un échec puisqu’entre 1982 et 2012, l’indice de concentration des entreprises, soit la moyenne des parts de marché des 20 plus grandes entreprises de chaque secteur, est passé de 45 à 55. Une telle tendance s’est aggravée ces dernières années avec l’émergence des GAFAM.

Quoi qu’il en soit, le capitalisme « néolibéral », qui a pour ambition d’améliorer l’efficacité de l’économie, de garantir les libertés individuelles et de favoriser la création d’emplois et d’innovations, prend de l’ampleur et semble briller de mille feux sous les gouvernements Reagan aux États-Unis, Thatcher en Grande-Bretagne et Bérégovoy en France. Alors, comment en sommes-nous arrivés à parler de déraillement ?

 

… due à un accroissement flagrant des défaillances…

Le capitalisme néolibéral n’a pas tenu ses promesses

Bien que les ambitions énoncées par Milton Friedman soient louables, la réalité du capitalisme néolibéral ne colle pas à la théorie. Le tournant libéral des années 1970 a entraîné un recul de l’État-providence, dorénavant vu comme dépassé (cf. Pierre Rosanvallon dans La crise de l’État-providence, 1981), un enrichissement des actionnaires et des dirigeants, et in fine une baisse des performances économiques.

Qu’il s’agisse du taux d’emploi, de l’effort d’investissement, des gains de productivité, ils ont tous baissé depuis 1980. Par exemple, aux États-Unis, la productivité par tête augmente en moyenne de 1,8 % sur la période 1950-1979, alors qu’elle s’accroît de 1,7% entre 1980-2019 et concernant la productivité globale des facteurs, respectivement de 2 % et de 1,5 %.

Les problèmes internes au capitalisme

Tour d’abord, le problème de la stagnation séculaire peut être pointé comme un premier problème interne au capitalisme. Pour plus de détails, je t’invite à aller voir cet article.

Le deuxième problème est l’obsolescence toujours croissante du capital. En effet, le progrès technique, en permettant l’émergence d’innovations, a tendance à accélérer le temps qu’il faut pour que du capital devienne obsolète. Cela désincite l’investissement, qui malgré l’augmentation du taux de profit et la baisse des taux d’intérêt réels a diminué.

Le troisième problème est celui de la tertiarisation. Depuis les années 1980, l’emploi manufacturier a perdu plus de 30 % de ses effectifs alors que les emplois de service ont augmenté de 60 %. Or, alors que la productivité par tête atteint 120 000 dollars par an en moyenne dans l’industrie manufacturière, les services domestiques ne représentent que 60 000 dollars.

Enfin, les compétences inadaptées sont aussi une explication de l’inefficacité toujours croissante du capitalisme néolibéral. En effet, les compétences et la nature des diplômes correspondent de moins en moins aux besoins de l’économie. On assiste ainsi au déplacement de la courbe de Beveridge (Blanchard et Diamond dans « The Beveridge Curve », 1989) vers la droite.

Cela risque d’ailleurs de ne pas aller en s’arrangeant au vu des résultats décevants de la France dans l’enquête Trends in International Mathematics and Science Study, réalisée en 2019 et parue en 2020. Cette dernière étant consacrée au niveau des élèves de CM1 et de quatrième en mathématiques et en sciences, alors que justement les besoins dans ces domaines ne cessent de croître.

Les conséquences néfastes du capitalisme néolibéral

Ces problèmes internes affaiblissent le capitalisme en le rendant inefficace, ce qui provoque un certain nombre de conséquences délétères.

Sur le pouvoir d’achat

Tout d’abord, on assiste depuis quelques années à une baisse du pouvoir d’achat. À titre d’exemple, de 1990 à 2019, le salaire réel (un bon indicateur du pouvoir d’achat) a progressé de 23 % dans l’ensemble des pays de l’OCDE, alors que la productivité du travail par tête augmentait en parallèle de 49 %.

En d’autres termes, sur la période, les salariés des pays de l’OCDE ont reçu moins de la moitié des gains de productivité du travail, alors qu’ils auraient dû en principe recevoir la totalité. Seules la France et l’Italie ne sont pas concernées par cette austérité salariale grâce à leurs politiques redistributives sensiblement plus généreuses.

Sur les emplois

Par ailleurs, avec le temps, les emplois ont tendance à être de moins en moins qualifiés et donc de plus en plus précaires. Le contexte international y est indéniablement pour quelque chose. En effet, entre 1996 et 2020, la production manufacturière a seulement progressé de 25 % dans les pays de l’OCDE contre 150 % dans les pays émergents. Ainsi, les emplois industriels et de services ont souffert notamment à cause des délocalisations.

Dès lors, la segmentation du marché de travail (cf. Piore et Doeringer, 1971) s’accélère avec, d’un côté, des emplois fortement rémunérés et bénéficiant d’une protection solide et, de l’autre, des emplois peu qualifiés et davantage sujets aux aléas. Dans ce contexte, les jeunes semblent être les plus touchés. En France, plus d’un jeune actif (âgé de 15 ans à 24 ans) sur deux occupe un emploi intérimaire, d’apprenti ou de salarié en contrat à durée déterminée.

Sur le revenu moyen

Ce n’est pas tout, les inégalités criantes au sein des PDEM sont aussi la conséquence des évolutions du capitalisme vers le néolibéralisme exacerbé. À ce titre, Emmanuel Saez et Gabriel Zucman dans « Wealth Inequality in the United States since 1913 », paru en 2014, mettent en évidence une conséquence sur le revenu moyen.

Ils écrivent que le revenu moyen des classes populaires aux États-Unis était de 18 000 dollars par adulte et par an en 1980 et qu’il n’a gagné que 500 dollars en quarante ans. Alors que pendant cette même période, le patrimoine des 0,1 % les plus riches (160 000 familles) est remonté à son niveau de 1913 et représentait ainsi 23 % du patrimoine national en 2013. D’ailleurs, ces inégalités ont eu tendance à se creuser avec la crise de la Covid.

Ainsi, la banque suisse UBS et le cabinet d’audit et de conseil PwC ont montré qu’à fin juillet 2020, le cercle des ultrariches comptait 2 189 milliardaires, soit 31 de plus qu’en 2017, et que malgré la crise de la Covid, leur fortune cumulée avait dépassé le seuil des 10 000 milliards de dollars.

Enfin, les dérives du capitalisme sont source d’accroissement des inégalités à un niveau plus global. Des enquêtes de différents horizons ont révélé par exemple que la France comptait fin 2020, 10 millions de pauvres (d’après le Secours catholique) et le Royaume-Uni, 15 millions (Legatum Institute). Une situation qui continue de se dégrader depuis 2020.

 

… menant inévitablement à sa subsistance via des « béquilles »

Dans ce contexte d’affaiblissement du capitalisme, le système semble rongé de l’intérieur et dorénavant non viable à long terme. Ainsi, pour continuer à survivre, il se voit maintenant être soutenu par des « béquilles » : c’est la naissance d’un capitalisme néolibéral de l’endettement et de la création monétaire.

Première béquille : l’endettement public conséquent grâce à la monétisation des dettes publiques

Dans le contexte de crise actuelle sans précédent, les politiques budgétaires sont mobilisées. Dans les pays de l’OCDE, la dette publique passe d’un peu plus de 70 % du PIB au tournant du siècle à près de 120 % au début de la décennie 2010.

Mais un tel endettement est-il viable à long terme ? Comment sortir autant d’argent d’un seul coup ? Les banques centrales sont la solution à de tels problèmes. En effet, depuis la crise des subprimes, le développement de politiques monétaires non conventionnelles a pris de l’ampleur. Notamment pour permettre aux banques centrales d’agir efficacement dans un contexte où leur levier d’action était devenu inefficace à cause de la trappe à liquidité qui survient souvent en temps de crise.

La crise des subprimes

Par exemple, en juin 2010, suite à la crise des subprimes, la FED avait acquis 1 750 milliards de dollars de titres publics et privés, et entre novembre 2010 et juin 2011, 600 milliards de bons du Trésor américain (quantitative easing). Par la suite, en août 2011, elle annonçait ne pas envisager de relever ses taux avant 2014 (forward guidance).

La crise de la Covid

Plus précisément, dans le contexte de crise de la Covid, les banques centrales ont monétarisé les dettes publiques à tout va grâce au quantitative easing pour encourager les dépenses et éviter que l’économie ne s’enfonce dans une trop forte dépression. Elles ont aussi eu tendance à s’appuyer sur la crédibilité qu’elles ont acquise auprès des agents économiques pour créer une grande quantité de monnaie sans générer d’inflation.

En effet, comme le montre Olivier Blanchard dans « The Us Phillips Curve: Back to the 60s? » paru en 2016, l’inflation en t dépend de l’inflation en t−1 multipliée par un coefficient. L’idée est simple : plus les agents se confortent dans l’idée qu’une forte inflation peut survenir, plus ce coefficient est fort. Or, pour l’auteur, les banques, entre autres par leur crédibilité, ont réussi à installer au cours du temps un climat dans lequel les agents anticipent une faible inflation.

C’est ainsi que les banques peuvent mener des politiques monétaires non conventionnelles sans craindre que l’inflation explose. Ainsi, le capitalisme survit difficilement et fébrilement en s’appuyant sur les politiques non conventionnelles qui évitent que la croissance, trop faible, ne fasse apparaître un chômage structurel élevé.

Deuxième béquille : l’endettement des ménages

Depuis les années 1990/2000, la croissance commence à donner ses premiers signes de faiblesse dans les PDEM. Ainsi, pour soutenir une demande affaiblie par ce nouveau contexte et par l’austérité salariale, la solution a été d’encourager les ménages à consommer.

Bien que la doctrine friedmanienne était d’opter pour une politique monétaire de règles plutôt que discrétionnaire, Alan Greenspan, président de la FED de 1987 à 2006, opte pour une politique expansionniste discrétionnaire. Il privilégie la recherche de la croissance via l’expansion alors même que l’économie était censée évoluer naturellement vers une phase descendante du cycle économique. Il cherchait ainsi à soutenir la demande, ce qui a été efficace mais aussi délétère pour la stabilité, en témoigne la dette des ménages qui, entre 1990 et 2000, passera de 80 % à près de 120 % du revenu disponible dans les pays de l’OCDE. Tout cela a évidemment favorisé l’avènement de la crise des subprimes.

Comme pour la première béquille, on constate qu’avec l’endettement des ménages, le capitalisme néolibéral est maintenu artificiellement en vie mais qu’une telle tentative reste bancale et surtout instable à long terme. Serait-il alors temps de le réformer ? Nous le verrons dans la partie II de « Faut-il réformer le capitalisme ? ».