C’est un sujet qui pourrait parfaitement tomber le jour du concours, que ce soit pour l’épreuve HEC/emlyon ou celle de l’ESSEC/EDHEC. D’ailleurs, il nous a été suggéré ICI par un étudiant en classe prépa qui l’a eu en dissert’ ! Merci à toi !

Outre le fait qu’un professeur de CPGE a jugé pertinent de faire plancher ses élèves sur un tel sujet, il faut aussi noter la dimension littéraire de celui-ci. C’est cette dimension qui est recherchée par les concepteurs, car cela nécessite un effort de problématisation plus soutenu. La preuve que cet intitulé de sujet a quelque chose de poétique est qu’il s’agit du titre de l’un de nos articles portant sur un poème de Baudelaire : « Le poids de la mémoire – Baudelaire ».

L’expression « le poids de quelque chose » peut être interprétée de différentes manières, au sens propre comme au sens figuré. Il va donc falloir, pour satisfaire les exigences des correcteurs, être capable de jouer sur les différentes significations de cette expression, en construisant une problématique autour de celles-ci.

À nous de jouer !

Problématisation

C’est sur les différents sens de l’expression « le poids de quelque chose » qu’il va donc falloir travailler.

Poids au sens propre : force exercée par un corps sur un autre du fait de sa pesanteur.

Poids au sens figuré : influence, valeur.

Poids au sens figuré (2) : fardeau qui oppresse.

Ces distinctions vont nous permettre de problématiser le sujet. Tout d’abord, nous allons considérer que le poids de la mémoire s’exerce à la fois à l’échelle individuelle et à l’échelle collective, il va ainsi falloir distinguer les effets que la mémoire peut avoir sur l’une et sur l’autre. Ensuite, puisque ce poids peut devenir un fardeau, il conviendra de s’interroger sur le juste poids de la mémoire : quel est son poids idéal ? Ce poids doit à la fois permettre à la mémoire d’exercer la force nécessaire au fonctionnement cognitif des individus et à l’essor des civilisations, mais en même temps, ne pas être excessif au point d’empêcher ce bon fonctionnement.

Dans un premier temps, nous verrons que la mémoire a un poids incontestable à l’échelle individuelle et collective, car cette faculté jouissait d’une grande considération de l’Antiquité jusqu’à la fin de la Renaissance (I) ; nous verrons ensuite qu’à force de valorisation, le poids de la mémoire est devenu excessif, jusqu’à être considéré comme un fardeau empêchant l’épanouissement individuel et collectif (II) ; et enfin, enrichis par notre connaissance de la valeur de la mémoire et des risques qu’entraînent une mémoire excessivement lourde, nous déterminerons le poids équilibré de la mémoire (III).

Plan détaillé

I – Le poids majeur de la mémoire : une valeur incontestable

Dans cette première partie, c’est le premier sens figuré de « poids » que nous allons analyser. Ici, le poids de la mémoire signifie « la valorisation de la mémoire ». La mémoire pèse d’autant plus dans une société que celle-ci la valorise. Et nous constatons que de l’Antiquité à la Renaissance, la mémoire a été extrêmement valorisée.

1) Condition épistémique

Nous reconnaissons, depuis l’Antiquité, un poids majeur à la mémoire. Celle-ci est très fortement valorisée, notamment dans la tradition philosophique. En effet, chez Platon, la mémoire occupe une place fondamentale puisqu’elle est la condition d’accès à la connaissance. Sans réminiscence, c’est-à-dire sans effort de remémorisation, nous ne pouvons connaître, et ainsi, nous ne pouvons atteindre le monde des Idées.

PLATON vs ÉPICURE : la mémoire

Le poids accordé à la mémoire, notamment dans sa capacité à permettre l’accumulation du savoir, s’est perpétué jusqu’à la Renaissance. En effet, l’invention du théâtre de la mémoire marque l’apogée de la valorisation de la mémoire dans les sociétés occidentales.

Le théâtre de la mémoire

L’autre témoignage du poids considérable de la mémoire dans l’Antiquité se trouve chez Augustin. Il affirme dans ce célèbre passage des Confessions que la mémoire est un palais somptueux dans lequel s’entreposent ses souvenirs. La mémoire est la condition du développement de son intériorité, mais aussi de l’anticipation du futur. Il y a ainsi une valorisation incontestable de la mémoire chez ce penseur, ce qui va déterminer le poids pesé par celle-ci dans la société.

SAINT AUGUSTIN, Les Confessions, Livre X, Chap. VIII : La puissance de la mémoire

2) Condition de l’existence de la société et du progrès de la civilisation

Du point de vue collectif, la mémoire pèse également un poids considérable. En effet, elle est la condition de l’unité de la société. Sans mémoire collective, qui implique une déformation des souvenirs individuels, on ne peut unir les différentes parties de la société qui ont des intérêts contradictoires. C’est cette théorie qui est développée par le sociologue Maurice Halbwachs, pour qui la mémoire joue un rôle éminent dans la pérennité de toute société.

HALBWACHS, La mémoire collective

C’est aussi grâce à l’hypertrophie d’un certain type de mémoire, appelée mémoire mécanique, que les civilisations occidentales se sont considérablement développées. Le poids de la mémoire mécanique a été déterminant dans l’accumulation du savoir collectif, et par conséquent, dans le développement des sciences et des arts. L’apprentissage par cœur, permis par l’invention de l’écriture, est très valorisé dans ces sociétés puisque c’est cette même mémorisation mécanique qui a permis leur essor.

JACK GOODY, Mémoire mécanique et mémoire créatrice (1977)

3) Condition de la liberté

Comme nous vous le disions, jusqu’à la Renaissance, la mémoire jouissait d’une très forte valeur. Seuls les hommes aptes à se souvenir de leur liberté naturelle pouvaient, selon La Boétie, permettre au genre humain de se libérer de sa servitude naturelle. Ainsi, la mémoire joue un rôle fondamental dans la restitution de la liberté de l’homme.

LA BOÉTIE, Mémoire de la liberté et servitude volontaire (1574)

II – Mais l’excès de mémoire fait de ce poids un fardeau

Dès la fin de la Renaissance, la faculté de mémoire a commencé à être dévalorisée. C’est pourquoi nous allons définir désormais cette expression selon le deuxième sens figuré, à savoir le poids entendu comme fardeau. Si autrefois la mémoire pesait fortement sur la société car elle jouissait d’une forte valeur, à partir du XIXe siècle, la lourdeur de son poids fait d’elle un fardeau.

1) La faillibilité de la mémoire

Cet excès de mémoire au XIXe siècle se justifiait par la volonté de fixer pour l’éternité le fruit du génie humain. Mais dans le poème Le Balcon, issu des Fleurs du Mal, non seulement Baudelaire affirme que l’excès de mémoire nuit à l’élan vital, mais il doute également de la capacité de la mémoire à conserver pour l’éternité les productions humaines. Tout n’est-il pas condamné à disparaître dans le gouffre du néant ?

BAUDELAIRE, La mémoire du bonheur bourgeois 

2) L’excès de conservation annihile l’élan vital

Au XIXe siècle, la nécessité de conserver et d’accorder une place centrale à la mémoire collective oppresse les artistes. La mémoire pèse sur leur activité artistique : le rappel permanent de l’Histoire les empêche de créer. Baudelaire est l’un des premiers poètes à regretter la lourdeur de la mémoire, qui empêche les hommes de vivre. Présente en permanence autour de nous, notamment par le fait qu’elle se soit institutionnalisée, elle nous enterre, par sa lourdeur, dans le passé.

BAUDELAIRE – Le poids de la mémoire

L’excès d’un certain type de mémoire, à savoir la mémoire-image comme définie par Bergson (voir cet article : BERGSON, Mémoire-habitude et mémoire-image), menace l’existence humaine. Le personnage d’Irénée est hypermnésique, il peut se souvenir de tout. Or, nous voyons qu’un tel excès de mémoire-image le fait retourner à l’état animal : il ne peut s’extirper du présent.

BORGES, L’hypermnésie

III – C’est un poids équilibré de la mémoire qu’il faut chercher

Même si nous venons de voir qu’une mémoire pesant bien trop lourdement sur les individus et la société menace leur bon fonctionnement, il n’empêche qu’elle leur est tout de même nécessaire. Ainsi, l’une des solutions qui nous permettrait de déterminer un juste poids pour la mémoire est de connaître les lois la régissant. En respectant ces lois, nous saurons déterminer la juste mesure du poids qu’elle doit nous imposer.

1) La mémoire se régule par l’oubli

À la même période où la mémoire commence à être décriée, du fait de son poids excessif, les scientifiques se penchent sur cette faculté. C’est au XIXe siècle que Théodule Ribot énonce l’une des lois les plus fameuses sur la mémoire, celle de l’amnésie rétrograde. Celle-ci affirme qu’à l’état pathologique, ce sont les activités les plus instables qui disparaissent en premier de la mémoire, jusqu’à atteindre les activités les plus stables, celles qui constituent notre identité personnelle. C’est pourquoi le poids idéal de la mémoire est celui qui permet à la fois de se souvenir, pour se construire individuellement, mais aussi d’oublier. Un excès de mémoire empêche l’oubli, et sans l’oubli, la mémoire ne peut fonctionner. Ainsi, le poids équilibré de la mémoire est celui qui lui permet de fonctionner, et par conséquent de ne pas entraver le fonctionnement des individus.

RIBOT, Affaiblissement de la mémoire

2) C’est un juste poids, entre oubli et mémoire, qu’il faut rechercher

Non seulement le fonctionnement même de la mémoire requiert l’oubli, mais aussi, à l’échelle collective, une mémoire efficiente est une mémoire qui autorise l’oubli. C’est ce que Nietzsche affirme dans son œuvre de jeunesse consacrée à la mémoire et à l’Histoire, dans laquelle il affirme que l’homme doit pouvoir oublier, même s’il est contraint de se souvenir. L’oubli est une condition de la vie : c’est lui qui permet à l’homme de créer, contrairement à ce que pensaient les Anciens.

Ainsi, pour permettre l’élan vital à l’échelle individuelle et collective, la mémoire ne doit pas peser trop lourd : elle doit être allégée par l’oubli.

NIETZSCHE, L’Oubli comme condition de la vie