L'Angleterre, avènement et déclin d'une puissance hégémonique

Comme tu le sais certainement, l’Angleterre a été le premier pays au monde à s’industrialiser et ce dès le milieu du XVIIIème siècle. Pour qualifier cette période, on parle communément de « Première Révolution Industrielle ». Lorsque l’on parle de révolutions industrielles, il faut bien comprendre que se sont succédés au cours de ces périodes différents systèmes techniques qui reposent tous sur des innovations et des sources d’énergies différentes. Ce sont ces systèmes techniques qui amorcent une révolution industrielle. L’Angleterre est au cœur de la Première Révolution Industrielle, fondée sur le charbon ainsi que la machine à vapeur. Dans cet article, nous allons premièrement comprendre comment s’est produit l’industrialisation de l’Angleterre. Cette dernière a fait du Royaume-Uni une puissance hégémonique du XIXème siècle aux années 1930. Par la suite nous étudierons ce terme, popularisé par l’historien économiste Charles Kindleberger, lié à la théorie de la stabilité hégémonique. Cette théorie stipule que pour que le système économique et politique international fonctionne correctement, il faut qu’une puissance hégémonique s’impose et qu’elle impose avec elle sa vision du monde. Pour finir, nous traiterons du lent déclin du Royaume-Uni qui n’est évidemment plus aujourd’hui une puissance hégémonique.

Le déroulement de la Première Révolution Industrielle

Les atouts préalables

A la fin du XVIIIème, l’Angleterre est le premier pays à démarrer un processus rapide d’industrialisation. Cela a permis à ce pays d’avoir une avance sans précédent historique sur le reste du monde. Mais pourquoi la Révolution Industrielle est-elle née spécifiquement outre-Manche ? Existe-t-il un terreau fertile pour l’industrialisation d’un pays ? Nous allons discuter de cela en reprenant les atouts que possédait la Grande-Bretagne pour amorcer une Révolution Industrielle en reprenant des arguments énoncés par l’historien économiste Paul Bairoch.

Parmi ces atouts, on retrouve la position insulaire du pays. Cela l’a protégé en grande partie des invasions étrangères et est donc un facteur de la stabilité politique précoce du Royaume-Uni. De même, la position insulaire anglaise oblige le pays à développer sa flotte pour échanger ce qui a considérablement avantagé les Britanniques pour coloniser le Nouveau Monde. La puissance navale anglaise est aussi liée à des mesures mercantilistes et volontaristes de la part de l’État anglais. Le Stapple Act (1663) par exemple réserve le commerce des colonies britanniques aux bateaux anglais, ce qui octroya au Royaume-Uni un monopole qui dura jusqu’aux lois libre-échangistes des années 1840. Bairoch porte aussi à notre attention l’importance de l’empire colonial britannique qui lui permis de se spécialiser dans les produits manufacturés en échange d’une importation de produits de première nécessité.

D’après Bairoch, la culture et les institutions anglaises ont aussi été un atout majeur. Il fait remarquer que le protestantisme anglais est un atout, au sens wébérien du terme (voir L’Éthique Protestante et l’Esprit du Capitalisme de Max Weber). Bairoch pointe aussi le fait que la monarchie absolue n’est pas parvenue à s’instaurer en Grande-Bretagne. En 1688 éclate la Glorieuse Révolution qui débouche sur le Bill of Rights en 1689 qui limite le pouvoir royal. Dès lors, le régime parlementaire garantit le fait que le gouvernement britannique va être aux mains du parti qui a la majorité à la chambre des communes. On retrouve donc dès le XVIIIème une stabilité politique absolue. Il n’y a pas eu de révolution depuis au Royaume-Uni, par conséquent les institutions ont pu se développer, ce qui favorise le développement économique. Évidemment, cette stabilité politique permet d’améliorer sur le long terme le climat de confiance et d’inciter les investissements, ce qui entraîne directement une industrialisation du territoire.

Selon Paul Bairoch, la dotation en ressources naturelles de l’Angleterre est aussi centrale. L’une des clefs du démarrage anglais fut le charbon, que l’on retrouve en masse dans certaines parties du Royaume-Uni. Il est intéressant de remarquer que les mines de charbon étaient principalement situées au centre du pays, près des grands pôles de population. Cette proximité permet, à une époque où les transports étaient extrêmement chers, de réduire les coûts et favorise le développement des innovations fonctionnant avec du charbon.

Le réseau de communication anglais est aussi un atout indéniable. Le réseau fluvial du pays par exemple est orienté vers les côtes, ce qui permet de transporter des produits pondéreux. Les canaux sont construits par des fonds privés, ce sont les premières compagnies par action qui les construisent. De même, les routes ont aussi été fabriquées sur fonds privés et le système du macadam (inventé par l’Écossais McAdam) a permis d’améliorer le transport routier. Pour finir, les chemins de fer permettent une hausse exponentielle du tonnage exporté et donc une baisse du prix des transports.

On peut éventuellement parler de révolution des transports liée aux gains de productivité consécutifs à l’apparition de nouvelles techniques dans le déplacement des marchandises et des hommes. On parle de révolution car les progrès techniques vont entraîner une baisse des prix et de la durée du transport.

La Révolution Agricole

Mais si l’Angleterre a pu connaître son heure de gloire, ce fut aussi grâce à une Révolution Agricole dont l’objectif était de faire sauter le verrou démographique. Il n’y a pas de pays qui puisse connaître un take-off au sens de W. Rostow (1960) sans révolution agricole préalable. Dans un pays massivement rural, il est impossible que n’importe quelle évolution se fasse en dehors ou au dépit du secteur agricole. De plus, l’industrie a besoin de main d’œuvre, d’une « armée de réserve », qui ne peut provenir que de la campagne. L’exode rural fut une nécessité au take-off anglais.

La Révolution Agricole passe par la hausse de la productivité agricole qui diminue le besoin de main d’œuvre dans les champs et laisse libre de la main d’œuvre pour les industries.  De plus, une hausse de la production agricole entraîne la possibilité de nourrir plus d’hommes ce qui favorise la croissance démographique. La population anglaise s’est mise à augmenter parallèlement à la production agricole, elle a même doublé au cours du XVIIIème siècle.

Il est important de constater que la demande agricole est également liée à la production industrielle. La hausse de la productivité agricole passe nécessairement par l’outillage et lorsque les paysans veulent des outils en fer, c’est la sidérurgie qui les fournit. Au XVIIIème siècle, le secteur sidérurgique augmente de 70% outre-Manche ! Cette hausse exponentielle crée des « goulots d’étranglement », ce qui, d’après Schumpeter, favorise l’innovation et in fine le take-off ainsi que la croissance économique.

Révolution Démographique

On peut définir la Révolution Démographique comme un rallongement de l’espérance de vie. Cette dernière est fortement corrélée avec la possibilité d’un take-off. En effet, David Landes explique que l’existence d’un grand marché solvable est décisive pour actionner un processus de croissance économique. Landes considère que dans le système capitaliste, plus un marché est dynamique plus cela va inciter les producteurs à produire. L’Angleterre au XVIIIème est un pays relativement riche qui a un des niveaux de vie les plus élevés d’Europe, c’est une société où une grande partie de la population avait accès à la consommation et grâce au développement de la classe moyenne apparaît un marché principal. Le marché anglais, par sa taille, est donc capable de stimuler la production.

Cependant, l’existence d’un tel marché est conditionnée par une Révolution Démographique. La croissance de la population anglaise s’accélère au cours du XVIIIème et dépasse même les 1% par an au XIXème siècle. C’est le processus de transition démographique qui s’est enclenché. Il y a donc progressivement une abondance de la main d’œuvre, qui devient bon marché.

La Révolution Industrielle permise par les innovations

La Révolution Industrielle apparait comme un ensemble d’innovation qui ont pris place dans peu de secteurs mais qui ont transformé l’économie des pays concernés. Ces secteurs sont communément appelés des leading sectors. Le développement des leading sectors n’est que le début d’un engrenage qui par un système de contagion s’est étendu à l’ensemble de l’économie. On peut aussi appeler cela « l’effet d’entraînement ». Cependant ces innovations ne sont pas nées spontanément.

Un des premiers leading sectors fut le secteur du textile. L’industrie du coton anglaise a été confrontée à une très forte demande et pour y répondre sont apparus dans les industries anglaises les premiers progrès techniques avec un facteur favorable. La première innovation est apparue dans le tissage : la navette volante de Kay (1733) répond à une difficulté pratique et permet de tisser plus vite. Mais l’invention décisive fut la water-frame de Arkwright, apparue en 1767. C’est une machine qui file en continu (24h/24h) et qui est actionnée par la force de l’eau issue des moulins. Ces inventions augmentent la productivité du secteur textile et ont des répercutions en chaîne, par le biais de goulots d’étranglement. Par exemple, la navette volante obliger à progresser dans la filature puisque le rythme du tissage augmente !

Ces innovations permettent un développement exponentiel de la production de textile et l’avance anglaise a permis à la Grande-Bretagne d’inonder le monde de ses produits en coton. En 1840, le textile en Angleterre représente 60% de l’emploi du total de l’île et le coton représente 50% de ce secteur.

Le deuxième leading sector est la métallurgie, secteur qui fournit des machines de transport, et participe à la construction des bâtiments et de l’industrie. La nécessité de faire fondre le minerai nécessite du bois, or l’Angleterre était en quasi-pénurie de bois à la veille du XIXème siècle. Face à ce problème de manque de source d’énergie, les Anglais vont privilégier l’utilisation du charbon. L’Angleterre a eu dans la métallurgie beaucoup plus que dans les autres secteurs une avance technologique sur l’Europe.  En 1840, la production de fer britannique est deux fois plus élevée que celle du monde entier. Jamais un pays n’a eu une telle avance dans un secteur clef comme cela et dorénavant l’ère des machines peut commencer.

On retrouve notamment la machine à vapeur, invention décisive car toute l’industrie dépendait de ressources d’énergies renouvelables comme l’hydraulique ou l’éolien qui sont irrégulières et insuffisantes. La machine à vapeur permet la création d’une source d’énergie permanente. Ce fut James Watt qui inventa la première machine à vapeur (brevetée en 1769). La machine à vapeur libère l’industrie des contraintes qui pesaient sur elles. La métallurgie peut enfin s’éloigner des fleuves et se fixer près des mines de charbon, cela favorise la concentration industrielle. Cette invention permet aussi le développement d’autres secteurs comme le textile et les transports.

La suprématie de l’Angleterre victorienne ou l’économie dominante

 Au XIXème, l’Angleterre est la seule hyperpuissance au monde. Pour te donner une idée, l’Angleterre en 1850 c’est :

  • 2% du territoire mondial.
  • 8% de la population mondiale.
  • ¼ de la production mondiale.
  • 1/3 du commerce extérieur.

L’Angleterre devient le centre d’une économie-monde. Jusque dans les années 1840, le pays a vu son take-off prendre dans un modèle protectionniste. Il y avait peu de pays aussi protectionnistes que l’Angleterre (Corn Laws, Navigation Act…) à l’époque. Mais à partir des années 1840, la Grande-Bretagne s’ouvre plus en plus au monde et pose les bases du libre-échange. On peut par exemple citer l’abolition des Corn Laws grâce à l’impulsion de D. Ricardo et l’abolition des Navigation Acts. Le libre-échange a permis de peser sur les salaires et d’améliorer le profit des capitalistes et des industriels. De même, l’Angleterre domine le Système Monétaire International (SMI) de l’époque avec une livre-sterling forte.

Grâce à cela, la Grande-Bretagne a réussi à ouvrir petit à petit le marché mondial par sa capacité à établir des normes libre-échangistes à l’international. Le pays a pu financer des États et des entreprises étrangères, grâce à la finance et aux investissements directs à l’étranger. Pour reprendre une expression de Kindleberger, l’Angleterre était un « exportateur de capital ». En plus de cela, la puissance de la livre-sterling a permis d’assurer un système de change viable et stable. En clair, la puissance de l’Angleterre était nécessaire à l’évolution et au bon fonctionnement de l’économie mondiale à l’époque.

Le début du déclin britannique

L’Angleterre fut longtemps première en matière de production industrielle mais va être progressivement rattrapée par des concurrents. Vers 1880, le Royaume-Uni perd son titre de première puissance industrielle au monde au profit des USA. En 1914, elle perd aussi son titre de première puissance économique. Son rythme de croissance ralentit. Comme souvent avec les pays « early starters », ces derniers se retrouvent par la suite avec des équipements vétustes et des coûts d’adaptation importants. A l’image du coureur de fond qui commence trop vite, il s’épuise. C’est exactement le cas de l’Angleterre, pays qui décolle très tôt et qui reste fidèle aux recettes qui ont assuré sa splendeur et ne fait pas les mêmes efforts de productivité que d’autres.

Cependant, le déclin britannique reste à nuancer. Même si ce n’est plus une puissance hégémonique, l’Angleterre garde certains atouts. Notamment, la puissance de l’Angleterre devient financière, l’essentiel des investissements à l’étranger partent d’Angleterre et la City fut la bourse principale des matières premières. De même, la marine marchande anglaise représente 1/3 du tonnage mondial. Le port de Londres reste aussi ultra-dynamique. De même, la livre-sterling reste une monnaie puissante.

Pour finir, ce déclin relatif a décalé le centre économique outre-Atlantique. En effet, dès les années 1920, les regards se détournent vers les États-Unis pour trouver une nouvelle économie-monde puisque le Royaume-Uni n’avait plus les moyens financiers, économiques et politiques d’imposer sa vision du monde. Kindleberger avance d’ailleurs que la crise de 1929 serait le fruit d’une transition ratée de l’économie-monde vers les États-Unis, qui ne réussiront à s’imposer comme telle qu’après la Seconde Guerre Mondiale.